Le réel, nous l’appréhendons par le symbolique, le langage (la réalité scientifique est, par exemple, construite) et, même dans l’acte perceptif, c’est au travers de représentations, d’idées, de mots que nous saisissons le réel. Mais lorsque le réel, lui, parfois nous saisit, d’un coup il déchire le filet des représentations, il crève l’écran des images mentales. Et c’est l’instant choc de la sensation brute… Il peut se produire que l’être-là d’une racine d’arbre (le marronnier dans La Nausée de Sartre) ou la force ahurissante d’un visage nous percutent. L’effet du réel, même s’il est vite rattrapé par le langage, l’intellect, reste longtemps en nous inscrit, et rappelle qu’au fond rien n’est commun, banal. L’effet dure et hèle, pourrait-on, allographe lacanien, écrire… Alors, soit Ron Mueck, et ce qui nous est présenté jusqu’à la fin octobre à la Fondation Cartier : si les gens viennent, en pèlerinage serré - comme ils le firent déjà il y a huit ans - voir ses quelques sculptures, c’est pour éprouver ce rare et troublant effet de réalité… Regardons Couple under an umbrella : les rides, les poils, les veines, les ongles, les plis exacts de la peau, et même deux renflements de chair de chaque côté d’une bague trop serrée, tout est là, débordant, pressant, dans un excès de réalité. Dans Woman with shopping (une scène que le sculpteur a vraiment vue dans la rue), c’est une femme qui porte un bébé contre sa poitrine, un gros sac dans chaque main : outre le prodigieux souci du détail, marque de fabrique de Ron Mueck, qui soigne autant le textile, la peau que les cheveux, l’effet du réel vient aussi de ce qu’on découvre qu’un bébé recèle une laideur grimacière et fripée. Ce que les belles représentations nous masquaient jusque là… Les changements d’échelle (personnages réduits ou énormes) évitent la plate copie, façon Musée Grévin, ou un quelconque naturalisme académique. De la même façon que certaines scènes étranges (Man in a boat ou Woman with sticks) sortent Mueck du champ thématique défini par le Pop Art ou l’Hyperréalisme. Ce qui importe à l’artiste (fidèle à sa façon au programme de Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »), c’est de dessiller les yeux du visiteur, enfermé, assoupi dans la prison des images, distrait par le flux continuel de ses pensées, pour qu’il puisse enfin se confronter à un réel, au fond aussi incroyable que le fait d’être vivant, là, étonnamment là, avant de disparaître à jamais. On n’est pas prêt enfin d’oublier Youth, une autre œuvre de Ron Mueck, car ce jeune homme étonné de sa blessure sous la poitrine, c’est peut-être nous-mêmes découvrant avec stupéfaction, en même temps que le réel, l’éclat blessant qui est le signal de son effraction.
Les faits du réel… L’idéologie dominante fausse notre rapport au réel par la représentation « allant de soi » qu’elle nous en donne, le registre des questions recevables qu’elle définit. Althusser : « ...c’est dans la question elle-même, c’est-à-dire dans sa façon de réfléchir un objet (et non dans cet objet lui-même) qu’il faut chercher la mystification idéologique ». La dimension historique du réel est occultée par une feinte « naturalité », sa charge dialectique, polémique désactivée par un consensus nourri largement de mythologies partagées. Lorsque l’art, par exemple le cinéma, saisit des éléments de réalité qu’en général les représentations communes évitent, éludent, il accomplit d’une part sa vocation de créer de l’original, d’autre part, involontairement parfois, il nous confronte à des faits du réel largement occultés. Dans Eat Sleep Die, Gabriela Pichler, jeune réalisatrice suédoise - fille d’ouvriers immigrés originaires d’ex-Yougoslavie -, colle sa caméra à la vie quotidienne de Rasa, jeune Montenégrine de vingt ans qui travaille, très consciencieusement, dans une usine d’emballage de salades, et un matin se fait licencier. Déjouant l’esthétique psychologisante de maints films suédois autant que les pièges misérabilistes (l’héroïne déborde d’enthousiasme) du néoréalisme, Pichler, rien que par un regard tendre et neuf, une admirable subtilité de filmage, a rendu visibles ces faits d’un réel escamoté : condition ouvrière, envers du « paradis suédois », vécu des immigrés. Elle dit simplement : « Notre monde est invisible. Je voulais dire : « Allô, nous sommes là, nous aussi ».
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