Il est significatif que le même mot, « cliché », désigne à la fois l'épreuve photographique et une idée toute faite et banale... C'est que l'oeil du photographe est souvent conditionné, à son insu, par la représentation standard, en quelque sorte les « préjugés du regard », le lieu commun des choses à saisir et de la manière dont il convient de les saisir. Qui n'en est pas conscient ne pourra guère, hélas, s'en délivrer. Au fait de ces figures obligées du visuel mais désireux cependant de ne pas perturber ou perdre son public, le photographe professionnel peut aussi ne se permettre stratégiquement, par rapport à ces images stéréotypées, convenues, que des écarts limités, acceptables.
Il y a quelques jours s'achevait, au Théâtre de la Photographie et de l'Image Charles Nègre, à Nice, une grande exposition sur Patrick Swirc. Ce photographe français de 54 ans s'est d'abord illustré dans les portraits de vedettes. Dès 20 ans, il publiait son premier portrait, celui de Dalida, dans le magazine Façade. Puis ce fut pour Première et il s'agissait de Clint Easwood... Serge Gainsbourg, Nina Hagen, Mick Jagger, Charlotte Rampling, et bien d'autres furent photographiés par Swirc dans Télérama, Elle, Libé, Match, Première, etc. On peut concevoir que les vedettes en question n'ont pas spécialement envie d'une représentation trop décalée de leur apparence qui est, pour le dire un peu brutalement, leur fond de commerce... Le public également souhaite que Clint Eastwood ressemble à son Clint Eastwood, avec ses sourcils froncés, cette expression de courroux maîtrisé qu'on lui connaît bien depuis ses premiers westerns. Quant aux magazines montrant ces photos de célébrités, ils ne tiennent pas plus à malmener leur lectorat qu'à irriter les vedettes en question ! Patrick Swirc en est tout à fait conscient et, pour ne pas s'engluer tout de même dans le « cliché », se livre à d'innocentes fantaisies (portrait de Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui) ou tente de produire une « icône » (exemple : son beau portrait de David Lynch), c'est-à-dire une image d'une qualité technique indéniable et concentrant le maximum d'attributs admis de l'être représenté ; au point qu'on ne veuille pas modifier quoi que ce soit à cette image devenue sacrée, ou chercher une autre représentation. Patrick Swirc a aussi fait un certain nombre de photos de mode : marquée par la rigueur du code (postures, gestes conventionnels, physique des mannequins), une théâtralité figée, qu'avait bien vue Roland Barthes, la photo de mode peut, comme système de signes contraignant, favoriser le cliché « smart ». Swirc a su trouver des accessoires, décors, attitudes marquant un écart admissible par rapport à ces conventions... Enfin, voulant s'échapper du monde des célébrités et de la mode, largement médiatisé par une idéalisation kitsch, une esthétisation du cliché, le photographe a réalisé deux séries : « la mère des morts » (des nus féminins associés au thème du cabinet de curiosités) et « les esprits » (thème des spectres). Mais alors là, ironiquement, un certain nombre de clichés dans l'imagerie, la composition, les accessoires, les références viennent encombrer l'oeil de notre photographe !
Il n'est pas facile de sortir du cliché...
Jusqu'au 26 juillet, à la Fondation Henri Cartier-Bresson, se tient une exposition Kolkata/Calcutta montrant les photographies indiennes (33 oeuvres d'assez grands formats) de Patrick Faigenbaum. Le jury HCB 2013 a décerné son Prix à Patrick Faigenbaum pour son projet « Kolkata ». Féru d'histoire de l'art, formé à la peinture, majoritairement portraitiste, Patrick Faigenbaum, dans ses photographies en couleurs, manifeste un sens averti des couleurs complémentaires (son étalage de pastèques coupées par exemple) et, dans celles en noir et blanc, soigne les nuances intermédiaires : « c'est-à-dire le gris, il donne à l'air ce poids de cendres qui favorise la modulation de la lumière et le modelé des formes », explique Jean-François Chevrier, critique et historien d'art, qui accompagne son travail... Pour sortir des clichés sur l'Inde, d'une imagerie diaprée et capiteuse, mais conventionnelle, sur Calcutta - devenue Kolkata - , le photographe s'est d'abord intéressé à la vie d'une artiste, Shreyasi Chatterjee, puis à son quartier, enfin aux paysages de la campagne que cette femme peintre inscrit, avec collages et broderies, dans ses tableaux. Regardant vivre cette artiste, l'écoutant, ainsi que d'autres habitants de la ville et de la région, puis réfléchissant sur les formes actuelles du paysage urbain et rural, également sur la culture bengalie, Patrick Faigenbaum a pu s'épargner (et nous épargner) le pittoresque d'une Calcutta de pacotille ou, ce qui n'est pas mieux, se focaliser uniquement sur l'Inde comme puissance émergente qui se modernise rapidement... Sa photographie, à la fois anthropologique et psychologique, loin du cliché, appréhende le rite, le geste, l'attitude au coeur d'environnements où la modernité s'enchevêtre à la tradition. Délicatesse du geste chez cette femme en sari devant un lavabo dans un train, par exemple, ou bien attitudes des personnages dans « une rue de Lake Town à la sortie de l'école » (en noir et blanc). Ceux qui attendent les beaux clichés sur l'Inde seront déçus. En étageant les signification de ce qui peut et doit être photographié, Faigenbaum évite cette paresse de l'oeil et de l'esprit : le cliché.
Et c'est là sans doute une condition nécessaire, mais non suffisante, pour fabriquer une photo créative.
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