Ce 29 mai (et jusqu'au 4 juillet), la galerie Patrice Peltier présente une série de portraits par Gérard Le Cloarec sur le thème de la différence, centrée sur le visage d'un des héros les plus méconnus du XXe siècle, Alan Turing, le père des ordinateurs et de l'intelligence artificielle, celui qui avait percé les secrets du code Enigma des nazis, ce qui avait permis de raccourcir la guerre d'au moins deux années, mais aussi celui qui fut poussé au suicide à l'âge de 41 ans par une société aussi hypocrite qu'intolérante ne supportant pas son homosexualité.
Les portraits de Gérard Le Cloarec sont toujours bâtis à partir d'un étourdissant mouvement moléculaire, puisque nous savons depuis Aristote que la matière est faite d'innombrables particules élémentaires. Or le peintre travaille cette matière en tant qu'elle est aussi esprit, il utilise sa mémoire aussi bien que des documents, d'où l'intense présence des personnes historiques qu'il a réunies dans son panthéon personnel, à côté de quelques anonymes qu'il affectionne particulièrement : ces indiens des Andes qu'il a rencontrés en Amérique du Sud. Les personnalités se répartissent en écrivains (Baudelaire ou Hugo), musiciens (Duke Ellington, Miles Davis...), politiques (Gandhi, Martin Luther King) et peintres bien entendu. Arrêtons-nous à ces derniers, non sans avoir noté que tous les précédents furent des progressistes qui prirent des risques pour la défense de ce qui leur paraissait juste.
Nous trouvons des surréalistes : Magritte, Max Ernst, Yves Tanguy, ce qui correspond bien à la présence d'André Breton parmi les écrivains, et des génies qui furent des francs-tireurs en leur temps : Egon Schiele ou Francis Bacon. Gérard Le Cloarec n'est pas du genre de Paul Delaroche, le célèbre peintre académique, qui acheva en 1841 après quatre ans de travail les représentations des plus grands artistes de l'Histoire (selon lui). Le public de l'époque fit un triomphe à cet Hémicycle de l'Ecole des Beaux-Arts de Paris, à l'exception notable de Baudelaire (justement une des références de Le Cloarec) qui jugea l'oeuvre « puérile et maladroite ». Gérard Le Cloarec témoigne aujourd'hui de sa fidélité aux choix esthétiques et politiques de sa jeunesse. Ce n'est pas par hasard si nous rencontrons sous son pinceau vibrant la robuste physionomie de Fernand Léger. Mais il témoigne aussi des rencontres de sa vie : Pierre Cardin, qui lui commanda une oeuvre importante, César, le grand artiste amical qui le soutint en compagnie de son compère Pierre Restany. Ce dernier, sans doute le plus grand critique d'art de sa génération, écrivit une importante monographie sur Gérard Le Cloarec : c'est plus qu'un signe. Non, décidément, Le Cloarec n'a rien à voir avec Paul Delaroche qui « oublia » Botticelli, Greco, Vermeer, Watteau, Goya et beaucoup d'autres. Rien de sectaire dans ses portraits : plutôt l'expression de son affectueuse et universelle complicité avec tous les créateurs authentiques qui l'ont accompagné dans sa découverte de l'inépuisable monde de l'art.
C'est son hommage à Francis Bacon, en fin de compte, qui est sans doute le plus clairement révélateur de la spécificité de la démarche de Gérard Le Cloarec. Comme le maître anglais, il cherche une réponse à la question de savoir comment rendre visibles des forces invisibles. L'un comme l'autre ne sont pas vraiment figuratifs : Le Cloarec, qui n'est évidemment pas non plus abstrait, est plutôt « figural » au sens où l'entendait Gilles Deleuze dans son essai sur Bacon. Le Cloarec et Bacon feraient identiquement fonctionner leur mémoire « involontaire » qui accouple des sensations à des niveaux différents et qui s'étreignent comme deux lutteurs, « la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d'irréductible aux deux, au passé comme au présent : cette figure » (G. Deleuze, Logique de la sensation). C'est vrai pour Coltrane comme pour Léonard et tous les autres : Le Cloarec est celui qui fait surgir à leur propos quelque chose d'irréductible. Une manière de rendre visibles des forces invisibles.
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