En ce 24 octobre, c'est l'après-midi dite professionnelle de la Fiac. Au moment d'entrer, je croise un de mes anciens étudiants à Sciences Po, Andrea Nuti, qui m'informe fièrement qu'il est devenu « managing director » d'une société de conseil aux collectionneurs. Me voici d'emblée devant un cas pratique du problème analysé hier dans le Monde par Roxana Azimi sur une page entière sous le titre « Conseillers en art, l'art de conseiller », dans lequel elle cite en particulier Thea Westreich, une conseillère qui déclare : « beaucoup de gens ne savent pas ce qu'ils veulent acheter, mais ils savent ce qu'ils veulent dépenser ». Si vous êtes dans ce cas, voici à toutes fins utiles l'adresse mail d'Andrea : nutiartadvice@yahoo.fr. On ne sait jamais, cela peut servir. Je suppose qu'Andrea Nuti, comme ses confrères, ne vous prendra pas plus de 10 % du prix des oeuvres qu'il vous fera acheter… Me voici dans la place, qui est somptueuse avec le soleil traversant la colossale verrière fraîchement restaurée. C'est le moment où de gros chariots passent dans les stands pour y distribuer des seaux à champagne remplis de glace, avec une bouteille de Ruinart et deux flûtes de verre : ambiance de fête raffinée. Ce n'est qu'un détail, mais qui suffit à situer la nouvelle Fiac, celle de Jennifer Flay, au premier rang des foires mondiales. D'ailleurs je n'entend parler qu'anglais : c'est bon signe. Cette édition, passé l'impressionnant accueil par le monumental Iron Tree d'Ai Weiwei, est celle des contrastes et des défis. Je vous en propose un de chaque sorte.
Un contraste sensationnel : il est offert par Larry Gagosian, le plus puissant marchand du monde, qui a les moyens d'accrocher côte à côte un Warhol et un Picasso. Attention, pas n'importe lesquels. Le Warhol est une Boîte de soupe Campbell dans une version comparable à celle de la Menil Collection à Houston : elle flotte sur un fond abstrait, libérée des lois de la pesanteur comme les plans de Rothko. C'est peut-être devant celle-là même que William Burroughs a pu écrire de Warhol : « avec lui, une soupe en conserve peut devenir aussi miraculeuse qu'une comète ». Contraste absolu avec le Picasso, de taille comparable, qui n'est nullement « de premier ordre » comme on a pu l'écrire dans les journaux. C'est une de ces toiles volontairement maladroites, bâclées, de la dernière période. Un mousquetaire de facture enfantine, un de ces tableaux dont Picasso avait dit à Hélène Parmelin : « moins il y a d'art et plus il y a de peinture. » Elle l'a raconté dans Secrets d'alcôve d'un atelier ; elle me l'a répété avec gourmandise. Eh oui, à la fin Picasso avait décidé d'en finir avec « l'art ». L'entreprise commencée en 1907 avec les Demoiselles, longtemps interrompue, s'achevait là. Duchamp avait réalisé entre temps sa propre opération de liquidation générale. Tout était désormais possible sur un véritable champ de ruines.
Un défi exemplaire : il est proposé au centre de la nef, à la galerie Yvon Lambert. C'est la Ferrari accidentée de Bertand Lavier, épave rouge de 1994 dont la photographie apparaîtra samedi prochain 26 octobre à la une du Figaro avec pour titre « une Ferrari crashée star de la Fiac ». Les bonnes gens sont priées d'admirer, sans explications, s'il y en a. Ce n'est pas un ready-made puisque Duchamp présentait des objets industriels pouvant retrouver éventuellement leur usage d'origine. Il n'en est pas question avec ce tas de ferraille bon pour la déchetterie. Alors ? Cette chose dans laquelle on ne discerne aucune intervention d'artiste serait de l'art ? Prenez garde : Bertrand Lavier a dit au moins deux choses susceptibles de vous éclairer. Premièrement : « L'art on ne sait pas ce que c'est » (dans la vidéo accompagnant sa facétieuse grande exposition de 2012 au Centre Pompidou). Deuxièmement : « c'est l'art contemporain qui a été mon déclencheur, pas l'art. Le virus a été virulent : je suis devenu artiste contemporain. » (Libération, 24 juillet 2004). Euréka, vous avez compris : la Ferrari cabossée n'est pas de l'art, c'est de l'art contemporain et ce n'est pas du tout la même chose. L'art contemporain est un jeu (c'est même un triple jeu selon la sociologue Nathalie Heinich). L'art tout court n'est cependant pas tout à fait exclu de ce jeu, et c'est ce qui fait son charme ambigu ; ainsi, on pouvait aussi voir à la Fiac, galerie Lelong, un superbe grand dessin d'Ernest Pignon-Ernest sur un thème de Pontormo…
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