Bellinda Cannone m’avait surpris par les thèses paradoxales de ses essais (L’Ecrivain du désir, Le sentiment d’imposture), elle m’avait séduit avec ses romans (L’homme qui jeûne, Entre les bruits) et même ravi pour ses écrits sur les artistes, trop rares à mon goût. Cette fois avec le don du passeur, elle réussit là où beaucoup ont échoué par outrance (le soi-disant « égo-roman ») ou par de pâles tentatives de renouer avec les écrits autobiographiques, presque toujours décevant. Mais elle ne retourne ni aux Essais de Montaigne ni à l’esprit des grands mémorialistes du XVIIIe siècle. Le Don du passeur est un livre qui n’est ni un essai, ni un roman, ni une autobiographie en coupe réglée. C’est une méditation sur comment une personne naît de ses parents et, en l’occurrence, de son père. Souvenons-nous de la fameuse lettre au père de Franz Kafka : au début le jeune écrivain semble reprocher tant et tant à son géniteur, en ce qui le concerne, en ce concerne ses sœurs et même sa propre femme. Mais, au fil de ses digressions, on assiste à un lent mais irrépressible basculement de la perspective et c’est lui, en fin de compte, qui est mis en accusation dans un final qui confine au burlesque. Pour Belinda Cannone, tout commence par un sentiment de rejet et même un abandon. Puis, au mesure et à mesure qu’elle avance dans l’examen de cette relation, en égrenant des souvenirs, en analysant aussi ce qu’elle devenu en tant qu’auteur, elle se met à comprendre les qualités de son père qu’elle n’avait pas comprises et surtout sa faculté d’amour. Mais rien n’est si simple et direct dans son ouvrage. C’est comme un puzzle qui se récompenserait en trois dimensions et dans les détours temporels du vécu et de la mémoire. En sorte qu’elle reconstitue du tout au tout cette histoire difficile, qui a fait d’elle ce qu’elle est. Elle est advenue dans les gestes, dans les paroles, dans les bizarreries de ce père qu’elle n’a pas toujours entendu et apprécié et qui, avec le recul, s’est montré généreux avec elle. Voilà un livre qui n’est ni complaisant, ni vengeur. C’est un livre de libre pensée, sans tomber dans le piège des idées reçues sur le microcosme de la vie de famille. Ce rapport étroit et tendu entre père et fille est ce qui la guide encore dans ce quelle accompli et qu’il n’avait pas approuvé. Alors, l’auteur nous offre des réflexions sur ses sentiments et sur la nécessité d’écrire (des œuvres littéraires), sur les aléas de ce genre d’existence, sur le regard qu’elle porte sur le monde tel qu’il s’imprime en elle. Et tout ce qui l’anime a un lien avec cette histoire qu’elle définit comme celle d’une « fille au père » qu’elle a été et qu’elle demeure. Ce sont des pages touchantes, mais sans mièvrerie, parfois douloureuse, mais sans le moindre pathos, grave avec des ruptures qui en brise l’esprit de sérieux. C’est un livre où elle se livre, mais surtout où elle nous invite, vous et moi, les lecteurs, à penser les choses avec du recul, un regard droit, des sensations fortes, mais aussi en sachant peser les âmes sur les balances d’une justice qui n’est liée ni au bien, ni au mal, mais à la découverte de l’appartenance à un autre qui vous a donné le jour, certes, mais surtout du tempérament et des idées originales et authentiques.
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