« Agonie de la philosophie, revanche de l’image » : ainsi se présentait un texte publié par la revue OPUS International en mai 1974. Bernard-Henri Lévy l’a-t-il lu ? On peut en douter, mais toujours est-il qu’il vient de publier un livre-catalogue (à l’occasion de son exposition en cours à la fondation Maeght, sous le même titre : « Les aventures de la vérité »), qui exploite un thème identique. Cet ouvrage se propose en effet de répondre à la question suivante : « Qu’en est-il, au juste, du conflit - ou de la complicité - plus que millénaire entre peinture et philosophie ? ». Le texte d’OPUS s’était permis de répondre il y a trente-neuf ans sous la forme d’une autre question : « Est-il illégitime de demander si l’homme aurait eu le tort de trop demander à la philosophie qui, pour ce qui la concerne, ressemble tout à fait à l’agonisante décrite par Foucault dans l’Archéologie du savoir ? Une autre grille nous offre l’occasion d’un nouveau miroir critique : il s’agit de l’image, qui précède aujourd’hui le discours qu’on lui demandait naguère encore de suivre respectueusement et d’illustrer. Sans doute le créateur d’images par excellence qu’est le peintre ne sait-il pas toujours de quoi il parle, mais l’important est qu’il parle le premier. A lui donc de nous donner les moyens de raconter l’homme ». On s’amuse de trouver, page 33 du livre du penseur médiatique, comme un écho littéral d’OPUS : « Le fait est là. La peinture a pris sa revanche sur une philosophie qui l’humiliait ». BHL découvre donc aujourd’hui à grand fracas un « fait » constaté par d’autres depuis près de quarante ans.
On comprend que j’ai abordé son ouvrage avec à la fois beaucoup d’intérêt (je tiens notamment son Siècle de Sartre pour un grand livre, essentiel pour comprendre les enjeux intellectuels de la France du XXe siècle) et quelque appréhension (je n’ai pas oublié l’agacement de l’immense Claude Lefort quand je le taquinais en prononçant devant lui le nom honni de BHL, ce pseudo philosophe qui lui avait chipé, ainsi qu’à son ami Castoriadis, le concept d’antitotalitarisme). Je ne rends pas compte de l’exposition : Harry Bellet, en particulier, a fort bien énuméré les qualités et les défauts de cette dernière dans Le Monde du 25 juillet. Je me contente de deux observations à propos du livre (Grasset, 390 pages, 30 euros), l’une générale et l’autre particulière. Remarque générale : Bernard-Henri Lévy ne croit pas que l’idée d’art est liée à celle de la beauté : « Fin des beaux-arts. Rupture du pacte millénaire entre l’art et la Beauté ». Ceux qui croient encore à la beauté ne sont pour lui que des « vieilles badernes ». BHL prend un parti : celui d’un certain « art contemporain » célébré par le marché. En se parant de références intouchables ( Rimbaud : « J’ai assis la beauté sur mes genoux, et je l’ai trouvée amère, et je l’ai injuriée... »), il peut inscrire dans son panthéon, par exemple une œuvre Untitled de 2007 par Maurizio Cattelan, montrant une jeune fille en cire vue de dos, crucifiée dans une caisse en bois. Commentaire lapidaire du penseur médiatique : « En avait-il assez de voir le Fils de Dieu ? Il l’a mis de dos ». Sans commentaire. Beaucoup d’excellents tableaux classiques et modernes sont présentés dans le livre et aussi, hélas, des produits « contemporains » associant provocation et dérision, voire blasphème, tel celui de Cattelan. Tristesse et déception : BHL dit ne nous parler que « du contemporain que je veux vraiment, que j’aime vraiment » (p. 108) Ce n’est pas à cet art là, en tout cas, que se référait le texte d’OPUS.
Ce qui nous conduit à l’observation particulière : BHL parle souvent de Gilles Deleuze, parce que ce dernier a écrit un livre sur Francis Bacon. Très bien. Mais n’aurait-il pas été infiniment plus judicieux, compte tenu du sujet traité, de remarquer que Deleuze et Guattari, pour leur Anti-Œdipe, ont puisé leur intuition de départ dans un tableau : Boy with Machine de Richard Lindner qui donc précédait leurs thèses révolutionnaires ? L’Anti-Œdipe s’articule bien à partir d’une peinture, celle de cet « énorme et turgide enfant » qui a greffé ses petites machines désirantes sur une grosse machine sociale et qui n’est qu’une image de nous-mêmes, humains désorientés. « Les créateurs d’images se trouvent en première ligne, concluait le texte d’OPUS, jamais le peintre n’a eu cette importance, car de lui d’abord dépend la renaissance d’une espèce en voie de disparition : celle des hommes libres. » Le tableau de Lindner aurait peut-être été impossible à emprunter pour l’exposition de BHL, mais il pouvait - il devait - être reproduit et commenté dans ce livre brillant, mais partial et lacunaire. Dommage.
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