Cela fut, et ce n'est plus, à jamais... Le cours irréversible du temps est douloureux, paradoxalement, parce que le passé fait retour, mais de façon illusoire. Trompeuse réversibilité, par le biais du souvenir, de la mémoire. Un amnésique ne souffrirait pas car son esprit, semblable au temps, efface toutes choses. La nostalgie exprime donc bien ce retour (nostos) trompeur et douloureux (algos) d'un passé à jamais disparu. Et même s'il ne s'agit pas directement de notre passé, la seule évocation intense - sorte de présentification - d'une période révolue peut nous donner l'envie d'y retourner. Sauf que non, c'est là un sens unique et la voie reste définitivement barrée !
S'il est un art qui entretient une parenté étroite avec la nostalgie, c'est bien la photographie… « Une photographie, c'est un fragment de temps qui ne reviendra pas », écrivait la photographe belge Martine Franck, qui fut la dernière épouse de Cartier-Bresson. Le génie de la photographie, selon Roland Barthes dans La Chambre claire, réside en ceci : ce qui a été photographié « a existé ». En même temps, rendant immobile tout sujet, la photographie noue un lien avec la mort… Nous voyons des gens, des lieux, si animés, vivants, tout comme nous maintenant, et pourtant figés dans la photo déjà, et aujourd'hui, on le sait, disparus à jamais.
A la Galerie des Bibliothèques jusqu'à la fin novembre, l'exposition « Villes du monde » nous offre des photographies de villes étrangères de 1870 à 1939. Hanoï, Tanger, New York, etc., négatifs sur verre, tirages au bromure d'argent, stéréoscopies… On comprend, à partir de ces vues aériennes ou panoramiques, que l'apparence de ces villes était alors toute autre, et que les urbanistes, architectes, ingénieurs ont chamboulé gaillardement ces paysages urbains. Et l'on se rappelle que les villes sont changeantes et fragiles, un bombardement massif pouvant les raser (Varsovie, Cologne pendant la Seconde Guerre mondiale), tout comme jadis une éruption volcanique anéantit en l'ensevelissant Pompéi… Mais il y a la modernisation à marche forcée qui est aussi une perte : souvent l'on embellit telle zone, mais après un arasement des fortifications, ou l'on adjoint sans transition de nouveaux quartiers au simpliste plan en damier à de pittoresques centres-villes plus ou moins labyrinthiques.
La photographie vient alors nous rappeler que l'environnement urbain, plus qu'un décor, est le témoin de notre existence, et sans doute un personnage immense avec lequel nous entretenons un dialogue secret. L'irréversible altération des villes nous perturbe presque autant que la modification des êtres qui nous entourent. Ah, on aimerait bien retrouver le Tanger évoqué par Paul Bowles, si présent sur quelques photos ! Mais le tourisme ne nous reconduira jamais dans ces territoires anéantis du passé…
Jusqu'en janvier, une exposition de photographies signées Sebastiao Salgado, frisant le sublime : « Genesis » à la Maison Européenne de la Photographie. La nostalgie se conjugue au futur antérieur avec le grand photographe brésilien. En 2050, sans doute, une partie du monde magnifié par ces splendides clichés, hélas, aura disparu… Ces paysages auront été défigurés, ces peuples dits « primitifs » et ces espèces animales auront été anéantis par ce qu'on appelle, ironique antiphrase, notre Progrès ! Voici le grandiose hommage à la planète Terre que rend Salgado, à travers une sélection de 245 photographies en noir et blanc sur des milliers d'autres, réalisées au terme d'une trentaine de voyages, des « Confins du Sud » aux « Terres du Nord » en passant par « Amazonie et Pantanal », et cela pendant huit années. La fabuleuse magnificence d'une nature encore intacte, d'immenses colonies d'animaux qui ne doivent leur survie précaire qu'à leur isolement, et des paysages sous des climats extrêmes, décourageant (mais pour combien de temps encore ?) les entrepreneurs avides… On se prend à redouter que ces photos, d'une perfection technique stupéfiante, deviennent un jour à venir documents d'archives, témoignages pathétiques d'une époque révolue, mélancoliquement contemplés par nos descendants. Mais pour que ce ne soit pas le cas, il faut recevoir pleinement le message écologique de Salgado : cette nature magnifique est encore la nôtre, ces impressionnantes terrae incognitae s'étendent quelque part sur notre planète. Sauvons-les !
Ces amples photographies, d'une définition, d'un piqué étonnants, jouant avec maestria sur les contrastes d'apparences matérielles (vaporeux/massif, mat/luisant, solide/liquide, etc.) et une gamme infinie de valeurs intermédiaires entre le noir et le blanc, nous font regretter une sorte d'Age d'Or, sans doute mythique, romantique, où la nature ne s'offrait qu'à la contemplation, la découverte, et ne se soumettait point à une exploitation systématique de ses ressources. Nostalgie...
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