L'auteur considérable du Cours de Médiologie générale (Gallimard, Bibliothèque des idées, 1991), comme jadis le militant castriste emprisonné et torturé écrivant à son retour Révolution dans la révolution ? (Maspero 1967) n'a pas son pareil pour décortiquer et critiquer toutes sortes de réalités depuis pas loin d'un demi-siècle. De ce fait, Régis Debray a indéniablement marqué sa génération. Aux dernières nouvelles, il s'en prend au jeunisme ambiant et à la manie de faire disparaître les frontières. Il est allé dire aux japonais, le 23 mars 2010, que chez lui en France « tout ce qui a pignon sur rue dans notre petit cap de l'Asie - reporters, médecins, footballeurs, banquiers, clowns, coaches, avocats d'affaires et vétérinaires - arbore l'étiquette sans frontières ». Il concluait d'un mot qui a dû fort ébahir le public nippon : « Douaniers sans frontières, c'est pour demain ». C'est ce que j'aime chez Debray : un humour pince sans rire permanent s'accordant à merveille avec son sens des formules ciselées qui font mouche en condensant une pensée profonde. Je collectionne ces formules depuis trente ans, aussi je vous en donne une à titre d'exemple, pêchée page 216 de son histoire du regard en Occident (Vie et mort de l'image, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 1992) : « L'art est né en Europe, maximum de diversité dans un minimum d'espace, et le « visuel » en Amérique, minimum de diversité dans un maximum d'espace. » Pas mal n'est-ce pas ? On peut tirer beaucoup de conclusions d'un tel constat. Pour une bonne part, elles sont contenues dans le recueil de textes (articles et préfaces) que Régis Debray publie aujourd'hui chez Gallimard sous le titre : Le stupéfiant image.
La jaquette est particulièrent flamboyante : c'est le portrait de Michel Foucault par Gérard Fromanger (à qui est consacrée une belle analyse de sa dernière rétrospective, ainsi ramassée en une formule lapidaire : « la peinture peut-elle être à la fois savante et populaire ? La réponse est oui. Elle porte un nom : Gérard Fromanger. » Debray s'est déjà essayé à l'éloge des artistes qu'il aime (Eloges, Gallimard, 1986) et l'on trouve avec plaisir dans ce livre des témoignages de sa complicité avec Matta, Fanti ou Cremonini. Cremonini surtout, m'a-t-il semblé. Voyez la conclusion : « Voilà ce qu'on peut appeler une peinture à risques. Ce sont les nôtres. Ce beau malaise nous dévoilera demain ce que nous aurons été aujourd'hui et il faudra saluer bien bas ce rutilant Cassandre. » Remplacez le mot peinture par le mot littérature : vous aurez le portrait de Debray lui-même. Des éloges, donc, mais aussi de réjouissants éreintements comme celui réservé au glorieux David Hockney, richissime, décoré par la reine d'Angleterre en personne, l'homme par qui le pop art est parvenu au sommet du ridicule : « César avait l'instinct du matériau, Hockney a celui des gadgets » Debray, médiologue avisé, s'est senti tenu d'étudier les procédures matérielles du faire croire. Il s'attache au cas Hockney, et constate, accablé, que « nous appelons artiste l'éveilleur appareillé qui a le toupet de ses prothèses, le goût d'en exhiber les rouages (le processus de fabrication comme work-in-progress), et le culot de signer la petite surprise finale. »
L'art contemporain, vaste imposture ? Régis Debray ne dit pas cela. Il apprécie certes beaucoup Jean Clair, le rejoint sur bien des points, mais ne semble pas partager toutes les fulminations de l'académicien atrabilaire. Il fait plutôt la part des choses. En témoigne sa lettre ouverte à Werner Spiess, directeur du Musée National d'Art Moderne en 2000, à propos de son accrochage des collections. Il voit bien que le conservateur n'est guère sorti de l'autoroute inventée par Clement Greenberg, « l'autobahn Manet-Cézanne-Picasso-Pollock-Jasper Johns, sans bifurcation ni retour autorisé ». Il note la présence des allemands Kiefer, Rainer et Baselitz et se réjouit surtout de « quelques échappées furtives hors des sentiers battus ». Il s'agit de Sam Szafran, Music ou Jacques Monory (« sauvé, lui, par le cinéma »). Est-ce assez ? Non bien sûr, et Debray recense les absents étrangers dont le point commun est curieusement d'avoir tous choisi de travailler en France, au moins une grande partie de leur vie : Adami, Arroyo, Zao Wou-Ki et Dado. Régis Debray ne voit par ailleurs, dans notre musée national, ni Rebeyrolle, ni Erró ni Télémaque « pour ne pas parler d'Ernest Pignon-Ernest, Cueco, Velickovic, Fromanger (chacun ses noms propres) ». Mais il ne désespère pas de les voir un jour à la place de Hockney : ce Cassandre n'est pas désespéré. Il dénonce une fois pour toutes le syndrome de nos conservateurs et responsables d'institutions culturelles qui incarnent l'air du temps : « Nous nous rachetons du refus des novateurs d'hier par une surcompréhension, une suracceptation des faiseurs d'un jour ». Page 313, il est dit qu'« un septuagénaire, aujourd'hui, s'il a beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup voyagé, a la mémoire pleine, comme un placard. De cadavres, de queues de poissons, d'écoeurements et d'illusions perdues. » Une fois encore, il ne s'agit pas de Debray lui-même mais de Jean-Louis Faure qui, devant tout cela, ne sort pas son mouchoir, « il dégaine son esprit d'enfance ». Régis Debray dégaine lui aussi, mais sa verve critique. Et c'est un régal.
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