Le nouveau livre de Belinda Cannone a pour titre Le don du passeur (Stock). Ce n’est pas un roman, et pas davantage un essai. Le passeur est son père disparu, dont elle trace un émouvant « portrait moral ». En annonçant les principaux ouvrages de la rentrée littéraire, Le Monde note à propos de celui de Belinda que le thème du père est également exploité par d’autres. C’est vrai (elle le relève elle-même page 134 : « je suis frappée de constater combien de femmes ces temps-ci écrivent sur leur père »), mais cela est tout à fait secondaire. Bien sûr, la présence du père est capitale dans sa vie puisqu’elle a « conscience d’avoir confusément cherché, en étant écrivain, à « réparer » son ratage général » (p. 135). Joseph Cannone était un original - à la fin de sa vie, presque un fou - qu’elle aimait et qui échoua dans sa vie tant professionnelle que sentimentale. Elle le dit, mais l’on devine que le plus important est la manière dont elle le dit. Ici, je demande au lecteur un peu de patience : il me faut lui raconter un souvenir pour mieux lui faire comprendre ce que je crois être la qualité spécifique de ce livre.
C’était il y a une vingtaine d’années, au cours d’une conversation avec Hélène Parmelin : je ne sais plus pourquoi j’avais évoqué un entrepreneur de mes relations qui habitait à côté de la Tour d’Argent. Je devais lui présenter un ami qu’il voulait voir, et il nous avait donné rendez-vous dans ce célèbre restaurant pour déjeuner. Il arriva en retard (visiblement pas bien réveillé). Il avait soupé tard chez Castel, à son habitude, et en voyant arriver le foie gras que le maître d’hôtel nous présentait cérémonieusement avec sa gelée au porto dans une aiguière d’argent, il soupira en me glissant à l’oreille : « cela fait au moins trois ans que je n’ai pas eu le temps d’avoir faim ». Hélène Parmelin bondit : « Oh celle là est trop belle ! Vous me la donnez n’est-ce pas ? Vous me la donnez ! ». Je compris que cet excellent écrivain, dont j’avais notamment beaucoup aimé La Manière noire, fonctionnait en recueillant partout, dans ses lectures comme dans ses rencontres, dans ses conversations avec Picasso comme avec n’importe qui (moi par exemple) les anecdotes et matériaux dont elle truffait ses livres. Le lecteur patient m’aura compris : pour l’écrivain Belinda Cannone, dans Le don du passeur, c’est exactement le contraire. Rien ne vient de l’extérieur, et tout vient de sa vie la plus intime, de sa pensée la plus personnelle.
Oh certes, Belinda Cannone se veut lucide et modeste (« Nul écrivain ne peut être sûr que ses livres vaillent quoi que ce soit... »), mais elle se sait faite pour écrire (pour enseigner aussi, ce qu’elle fait si bien dans son Université que le ministère vient de lui décerner la Légion d’honneur), et celui qui lui a transmis le goût d’écrire, l’amour de la langue française, le passeur en somme, c’est son père. Elle a pris le parti de dire comment en totale vérité, et de le décrire tel qu’il fût, en se privant de ces petits bonheurs de plume dont elle n’ignore évidemment pas les secrets de fabrication (on en trouvait de succulents dans son irrésistible La bêtise s’améliore ). Or « il est compliqué d’écrire un livre où est exigée une véracité dans les faits, quand on est comme moi pourvue d’une mémoire incertaine ». Ecrire parce que c’est un moyen de lutter contre la violence du monde, écrire pour exprimer le désir de vivre, qui « occupe tout autant le cœur de mes livres, mais dans un deuxième temps ». Il ne s’agit pas de ressasser une obsession, comme Marguerite Duras revenant immanquablement sur sa jeunesse en Indochine. Il n’est question que d’écrire, et ce qui est passionnant dans les livres de Belinda Cannone, surtout dans celui-ci, à mes yeux le plus fort de tous, c’est qu’elle nous laisse percevoir qu’écrivant en totale vérité, elle garde en même temps la complète maîtrise littéraire de son texte. Ce n’est sans doute pas par hasard qu’elle avait placé naguère, en exergue d’un ouvrage sur les Narrations de la vie intérieure, une phrase d’Henry James : « Tout art pratiqué avec bonheur est un merveilleux spectacle, mais la théorie aussi est intéressante... » Avec Le don du passeur, Belinda Cannone est parvenue au sommet de son art, qu’elle pratique aujourd’hui avec un indéfinissable mélange de bonheur et de mélancolie.
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