Si l'on veut affiner sa culture cinématographique, un bon moyen consiste à fréquenter le « cinéma d'auteurs », bien sûr, à s'ouvrir évidemment à d'autres productions qu'américaines ou françaises (si l'on vit en France) ensuite, et donc à garder vivace la curiosité pour le cinéma d'autres cultures. Et ce, même si la mondialisation et le marketing culturel tendent à uniformiser - sous la forme de « recettes vendeuses » - nombre de films venus d'un peu partout animer les 431 écrans que Paris a le privilège de compter...
Alors le cinéphile curieux a de bonnes surprises : il découvre en quelques semaines, par exemple, l'excellente santé du cinéma brésilien. Un cinéma qu'il avait un peu oublié depuis le temps, lointain, du Cinema Novo (Glauber Rocha, Carlos Diegues, Ruy Guerra, etc). Ainsi, récemment, Casa grande de Fellipe Barbosa a montré subtilement, dans une veine autobiographique, ce qu'on peut appeler l' « aliénation des riches » au Brésil, et Une seconde mère d'Anna Muylaert a pointé, avec intelligence, à la fois l'ancestrale soumission ancillaire et les effets émancipateurs, sur les générations montantes, de l'expérience Lulla... Enfin, même s'il pèche par un refus excessif du dialogue, de la fiction, de l'épaisseur psychologique des personnages, le film de Gabriel Mascaro, Ventos de Agosto confirme la bonne santé du cinéma brésilien.
Après un voyage dans la région du Pernambuco, le documentariste Gabriel Mascaro a eu envie de tourner son premier long-métrage de fiction, Ventos de Agosto, parce qu'il avait été impressionné par la violence, au mois d'août, des vents dans cette région. Villages détruits et même engloutis par les flots déchaînés, puissance indomptable de la nature, effaçant les fragiles inscriptions humaines : « On a découvert un cimetière englouti par la mer (...). Ce fut le départ de mon écriture du film. J'ai commencé à écrire à propos de l'abandon, la mémoire, la perte, les vagues, le soleil, le sel et les ruines. », confie Gabriel Mascaro.
Si, dans une grande ville, la nature n'est plus qu'émergence infime, ponctuelle et dérisoire par rapport au milieu hégémonique, totalement artificiel, créé par la société technologique, à l'inverse, dans la nature pléthorique, touffue du Nordeste, la civilisation urbaine n'apparaît plus que comme signes négligeables, promptement engloutis dans l'immensité de la nature. Et la jeune et charmante Shirley (sensuelle Dandara de Morais) a beau monter à fond les baffles libérant sa musique de rock préférée, le silence de la forêt, percé de cris d'oiseaux, le bruit du vent et de l'océan submergent ces pitoyables colères musicales... A un autre moment du film, le deuxième personnage, Jeison (Geova Manoel dos Santos), regarde un documentaire à la télévision sur le dérèglement climatique : tempêtes, inondations, tornades. Peu de temps après, il devra repousser l'eau dans sa maison inondée. Et plus tard, l'océan rejettera un cadavre au ventre gonflé par les eaux. Mer démontée, orages écrasants... La nature, montre Gabriel Mascaro dans cette oeuvre lyrique, n'a que faire de l'humain. De l'humain qui aurait la grotesque prétention de la dominer, alors qu'il n'en est qu'un chétif sous-produit. Film écologique ? Ou oeuvre empreinte d'une religiosité panthéïste ? Peut-être. Ou encore expression renouvelée de cette inspiration baroque, dans laquelle l'art brésilien - architecture, peinture, littérature - trouve une part de son identité.
Procédant par une série de longs plans-séquences de cinq minutes ou plus, Gabriel Mascaro n'a pas perdu les réflexes du documentariste qu'il est d'abord : nous voyons ainsi la rudesse du travail, en ses différentes phases, des cueilleurs de noix de coco, ou bien la pêche en eau profonde. À un moment surgit un curieux personnage, venu de la lointaine ville, et c'est un preneur de son qui veut enregistrer, avec son matériel dernier cri, le chant impétueux des alizés... N'est-il pas une image, auto-ironique, que le réalisateur (c'est d'ailleurs lui qui interprète le personnage) montre de son travail ? D'autres plans-séquences montrent la grand-mère, malade et ridée comme un pruneau, de Shirley. La vieille prononce des phrases d'une sagesse douloureuse, on sent qu'elle va bientôt mourir. À la vieillesse, à la mort omniprésente s'opposeraient le désir, la sensualité des jeunes amants, Shirley et Jeison, qui s'enlacent, beaux et nus, sur une montagne de noix de coco... Mais, dans cet environnement baroque, écrasant, gigantesque de la Nature reine, plus rien à vrai dire ne s'oppose, tout semble emporté par le vent (autant en emporte le vent...), ou bien, plus fondamentalement, tout - jeunesse et vieillesse, vie et mort - ne fait que tournoyer dans le cycle continuel du carbone. Ventos de Agosto : du naturalisme documentaire à l'esthétique baroque, de l'esthétique baroque à une méditation grave sur notre condition d'être de nature...
Dans Un peu de poésie, l'écrivain brésilien Carlos Drummont de Andrade notait : « Comme c'est ennuyeux d'être moderne. / Maintenant je serai éternel ». Dans Ventos de Agosto, Gabriel Mascaro a réussi à faire passer un « message éternel » en prenant le pari d'une écriture filmique à la fois baroque et moderne.
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