Il y a déjà huit ans que Véronique Wiesinger, directrice de la Fondation Alberto Giacometti, et Annette Giacometti, veuve de l'artiste, étaient responsables d'une grande exposition au niveau 6 du Centre Pompidou sous le titre L'Atelier d'Alberto Giacometti. L'actuelle directrice, Catherine Grenier, reprend aujourd'hui la formule qui consiste à présenter la collection de la Fondation dans une « reconstitution scénographique de l'atelier », cette fois à la Fondation Leclerc de Landerneau (Finistère) jusqu'au 25 octobre. Nul doute que ce soit là une des expositions les plus courues de l'été : mais contribuera-t-elle à éclairer les ressorts profonds de la création de Giacometti dont on sait qu'elle a fait l'objet d'interprétations radicalement opposées ? La première et la plus connue fut celle de son ami Jean-Paul Sartre qui, dès les années 40, discerna de manière aigüe la tension vécue par un créateur jamais satisfait, qui semblait s'interdire à lui-même la sanction du succès : « Pourtant Giacometti n'est pas content. Il pourrait gagner la partie sur l'heure : il n'a qu'à décider qu'il l'a gagnée. Mais il ne peut s'y résoudre, il remet sa décision d'heure en heure, de jour en jour ; parfois, au cours d'une nuit de travail, il est tout près d'avouer sa victoire : au matin, tout est brisé... » (cité par Michel Sicart, Esthétiques de Sartre, Obliques n° 24-25, 1981, p. 142).
Giacometti serait l'artiste éprouvant douloureusement la loi de sa pratique - l'absence de critère ontologique - voué à une interrogation perpétuelle. Son mal pourrait être, selon Sartre, le prototype de la liberté humaine : il remettrait le présent en sursis, posant le déjà-là comme l'inessentiel. « Le terme est là, pour l'atteindre il faut faire un peu mieux. Voilà qui est fait : à présent il faut faire un peu mieux. Et puis un tout petit peu mieux : ce nouvel Achille n'atteindra jamais la tortue ; un sculpteur, d'une manière ou d'une autre, doit être la victime élue de l'espace... » Giacometti serait l'homme existentiel parfait, marchant douloureusement vers le néant final. Dans un gros ouvrage publié en 1991, Yves Bonnefoy a opposé à Sartre une thèse qui privilégie dans la démarche de Giacometti un axe unique : la recherche de l' « extase mystique ». Ce serait la « présence de l'Être » qui inspirerait le reclus de la rue Hippolyte Maindron, et non exclusivement l'impossible saisie du réel.
Yves Bonnefoy rappelle que Giacometti, visitant successivement Venise et Padoue vers 1920 (il avait 19 ans), s'était d'abord enthousiasmé pour Tintoret avant d'avoir la révélation de Giotto. Observant Les Noces de Cana du premier à la Salute, il avait apprécié le fait que le Christ, principal personnage, n'y est qu'une tête infime perdue dans la foule agitée, seulement repérable par la lumière de son auréole. « Cette petitesse, pour Giacometti, c'est aussi bien, comme dans le cas de l'objet de plus en plus minuscule, la mise en place du champ optique, sa primauté indiquée sur toute l'organisation du tableau par la signification ou les harmonies de la forme, et c'est donc ce qui fait du Sauveur accomplissant un miracle un être de l'espace réel, du nôtre, une rencontre possible dans le lieu même où l'on vit. Tintoret s'est donné pour tâche de signifier la Présence. » (Y. Bonnefoy, Giacometti, Flammarion, 1991, p. 89) Un peu plus tard, entrant dans la chapelle de l'Arena à Padoue, Giacometti reçoit, selon ses propres termes, un violent coup de poing en pleine poitrine devant les Giotto. « La force de Giotto s'imposait à moi irrésistiblement, j'étais écrasé par ces figures immuables, denses comme du basalte... » L'art de Giotto serait fait d'une double intuition : la reconnaissance de la réalité humaine, mais replacée dans un système de la valeur qui ne lui reconnaît le droit à l'Être que pour autant qu'elle se conforme à la loi de Dieu. Tel serait aussi, selon Bonnefoy, le ressort profond de la quête de Giacometti... Peut-être, mais à la fin de son livre, Yves Bonnefoy lui-même raconte que l'artiste, très malade, va quitter Paris pour sa Suisse natale où il va mourir. C'est le 5 décembre 1965, son frère Diego lui propose de mouler sa dernière statue pour en faire un bronze. « Non », lui répondit Alberto, « elle n'est pas achevée, j'ai encore à y travailler. » (p. 528) N'est-ce pas du Giacometti de Sartre, et non pas du sien, que nous parle là Yves Bonnefoy ? Le débat est toujours ouvert, et ce n'est pas l'exposition de Landerneau qui va trancher.
|