La Biennale de Lyon ouvre ses portes ce 10 septembre, je ne l'ai donc pas encore visitée, mais je sais, comme tout le monde, que cet événement considérable est placé sous le signe de « la vie moderne » et que la soixantaine d'artistes invités explorent « le caractère contradictoire et contingent du projet moderne tel qu'il s'est développé dans différentes régions du monde, aussi bien sur le plan de l'esthétique et de la philosophie que sur celui des formations sociales, de la subjectivité et de la technologie ». Fort bien, ce vaste programme devrait nous valoir des découvertes passionnantes. Pour le réaliser, Thierry Raspail, directeur artistique, a fait appel à Ralph Rugoff, actuel directeur de la Hayward Gallery de Londres. Ce jeune homme apparaît comme le prototype du curateur international spécialisé dans l'art le plus contemporain (au sens que lui a donné une fois pour toutes Nathalie Heinich) : on lui doit en particulier une exposition monographique de Tracey Emin, la présentation d'un « projet individuel » de Thomas Hirschhorn et le texte d'un catalogue sur l'oeuvre de Paul McCarthy. On se rappelle que Tracey Emin a acquis la notoriété lors de l'exposition Sensation de Charles Saatchi en 1997 grâce à My Bed, reconstitution de son lit et des objets qui l'entouraient à un moment précis : préservatifs, tests de grossesse, bouteilles d'alcool, mégots, petites culottes etc... On se souvient aussi des déclarations de Thomas Hirschhorn : « Je veux faire quelque chose de non propre, de sale, de non protégé, car je crois qu'il ne faut pas se protéger ni soi, ni son travail ». Quant à McCarthy, la mise en place éphémère de son « plug anal » géant place Vendôme en octobre 2014 a laissé un souvenir mitigé aux parisiens...
Ces choix récents ou anciens de Ralph Rugoff ne préjugent évidemment pas de ceux qu'il propose aujourd'hui. Nous sommes informés que plusieurs de ses invités ont réalisé des oeuvres spécialement pour la Sucrière ou le macLYON. Je retiens deux exemples : 1°) Le chinois de Taïwan (où il est né en 1971) Lai Chih-Shang présente Border_Lyon. « à partir d'une plateforme suspendue au-dessus d'un vaste espace, les résidus du processus de construction et de montage de la Biennale (...) Des restes divers, des emballages destinés à être recyclés, des traces de pas de visiteurs sur la plateforme. » 2°) Le britannique Mike Nelson, né en 1967, présente quant à lui à la Sucrière des pneus usagés venus de l'autoroute A7 qui traverse la ville. « Posés sur des socles qui semblent chanceler sous leur poids, des pneus déchiquetés par les impacts ou l'usure, symbolisent un monde qui consomme ses ressources à un rythme démesuré ». Les justifications de ces oeuvres, que l'on suppose rédigées par le commissaire, nous expliquent, pour Lai Chih-Sheng, que le spectateur « se trouve ici à la limite visuelle entre la réalité physique de l'espace et la matérialité sensible de l'espace où l'oeuvre d'art se déploie ». Comprenne qui pourra. Pour Mike Nelson, il nous est dit que l'ensemble de sa démarche correspond à une « puissante collection d'objets rituels ou d'anti-monuments dédiés à la désolation ». On est un peu perplexe, surtout après avoir lu sous la signature effective de Ralph Rugoff que « là où le post-moderne a connu une fin atroce, il me semble que le moderne subsiste pour sa part dans un état proche de la demi-vie. »
Ralph Rugoff évoque la « fin atroce » du post-moderne : sans doute fait-il allusion à la Transavantgarde de triste mémoire, fondée et animée par Achille Bonito-Oliva, cynique autoproclamé et promoteur de la « superficialité désabusée et décomplexée » de Chia, Cucchi, Clemente et Paladino armés par les discours fumeux du critique romain à propos d'une supposée « catastrophe sémantique des langages de l'art ». Mais qu'est-ce que ce « moderne » qui serait « dans un état proche de la mi-vie ? » Nous avions compris que cette Biennale s'intéresserait aussi bien aux aspects esthétiques que philosophiques de la question. La référence obligatoire, dans ces conditions, est évidemment la réflexion de Jean-François Lyotard sur le modernisme et le post-modernisme. Or qu'entendait-il par le mot moderne ? Il rappelait, après Kant, qu'est moderne l'art qui se consacre à « présenter qu'il y a de l'imprésentable ». Quant au post-modernisme, ce n'est pas le modernisme à sa fin (ou « la fin du modernisme ») mais à l'état naissant, et cet état est constant. Est-ce bien de cela que rendent compte les propositions de MM. Lai Chih-Sheng et Mike Nelson ? Si l'on en doute, attendons de voir les oeuvres de Cyprien Gaillard, Céleste Boursier-Mougenot ou Camille Henrot (autres invités de Ralph Rugoff) pour en avoir le coeur net. D'ici là, on a un peu peur que cette biennale soit, comme la pièce de Mike Nelson, « dédiée à la désolation »...
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