N'est-il pas vrai que nous croyons pleinement à nos rêves quand nous rêvons ? Qu'une pensée ou une image obsédantes peuvent imposer davantage leur présence qu'une plate réalité ? Qu'un personnage de fiction nous occupe parfois plus qu'un individu réel ? Qu'un être disparu communique en nous quelquefois avec plus d'intensité qu'au temps où il vivait encore ?... Voici les revenants, les fictions, les idées, les images, les rêves, toute cette part invisible doublant le visible : bref les « esprits », comme les nomment les sociétés dites « primitives »... Les esprits avaient besoin d'un médium pour se manifester au collectif. Ce fut le chamane. Pour l'anthropologue Roberte Hamayon, le chamane pourrait bien être tenu pour le précurseur de l'acteur. Et, dès l'origine, le théâtre donne corps aux mythes, aux rêves.
Laissée inachevée en 1936, cette pièce, Les Géants de la montagne, Luigi Pirandello voulait en faire son chef d'oeuvre, voire son testament poétique. L'écrivain s'échappe ici de la machine rigoureuse à miroirs multiples éclatant les identités - sa marque de fabrique - pour voguer librement vers une espèce de symbolisme qu'on peut rapprocher de Maeterlinck. Les Géants de la montagne (jusqu'au 16 octobre au Théâtre de la Colline) sont une ode païenne aux « esprits », à l'imaginaire et au Théâtre, contre l'écrasement pragmatique et brutal d'un réel désenchanté... Cotrone est un magicien (on pense au Prospero de La Tempête) et vit avec une bande curieuse de marginaux, appelés « poissards ». Ils invitent une troupe de théâtre, celle de la Comtesse Ilse, en butte à l'insuccès, à venir les rejoindre dans la villa où ils habitent, lieu ouvert aux « esprits », totalement régi par l'imaginaire jusqu'à une folie rédemptrice (ou mortelle). En effet, « la vérité des rêves » est, selon le magicien, « plus vraie que nous-mêmes »... Comme dit Stéphane Braunschweig, qui a réalisé la mise en scène à la fois pertinente et inventive d'une pièce aux accents parfois surranés, « Il suffit d'y croire : c'est aussi la première convention du théâtre, et Ilse et ses compagnons sont un peu en terrain connu. Et d'ailleurs n'ont-ils pas eux aussi affaire aux « esprits » ? ». La scénographie jouant sur les apparitions (cinéma muet, qui influença Pirandello, écran translucide où flottent des projections, mais aussi paroi fine séparant le « réel » du rêve, le monde matériel de celui des « esprits »), et l'interprétation des comédiens suggérant la dimension visionnaire des Géants de la montagne, on trouvera tout à fait normal que la pièce rende visibles les anges et les esprits, convoque les revenants, ou prête une voix caverneuse à la montagne et à ses géants... Comme le rappelle Paul Klee, « l'art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Et le théâtre prête une scène à cette épiphanie.
Quels démons possèdent le personnage créé par Thomas Bernhard, interprété magistralement par Serge Merlin, Le Réformateur (jusqu'au 15 octobre au Théâtre de l'Oeuvre), être odieux, misanthrope, atrabilaire, hypochondriaque et proprement insupportable, cloîtré dans sa chambre ? Quels démons ont transformé ce philosophe talentueux (on peut imaginer ici une sorte de Schopenhauer) en tyran domestique, infernal avec son épouse, exécrable avec ses hôtes pourtant pleins d'attentions pour lui ? Quels démons taraudent continuellement cette intelligence, pour que le tourment intérieur soit projeté dehors, sous la forme d'une paranoïa amplifiée, d'une détestation globale de la vie ?...
Il y a un peu plus d'un an, dans une chronique intitulée Vitupère, Thomas Bernhard..., il était suggéré que ce Grand Refus de l'écrivain et dramaturge autrichien (même dans les façons parfois grotesques que prenait ce refus chez certains personnages) restait sans doute une manière, héroïque et pathétique, de résister à l'aliénation sociale autant qu'à la tyrannie pulsionnelle. Dans Le Réformateur (qu'André Engel, après une version en 1991 et 2000, met en scène pour la troisième fois, avec justesse et sobriété), le même procédé de la répulsion ressassante, de l'antienne phobique, de la venimeuse rengaine, doit nous faire rire et/ou nous alerter sur nos démissions, arrangements, compromissions, accommodements suspects.
Mais, en deçà de cette dimension critique - ou plus exactement de résistance - du théâtre bernhardien, il est tout à fait juste de percevoir, dans ces excès furieux, catharsis et possession, violence et incantation. Entendre une expression primordiale de la colère, de la frustration, du taedium vitae, de ce mal de vivre qui ne lâche jamais l'homme, son unique proie. Alors, qu'il s'agisse pour Le Réformateur de la cuisson insuffisante des oeufs à la coque, des pépiements intempestifs d'oiseaux, des multiples défauts de la Suisse ( !) ou de n'importe quel autre sujet factice d'horripilation, pester, clabauder, ronchonner, voilà qui revient toujours à désespérément tenter d'expulser les singes fous, bondissant d'un neurone à l'autre dans la cage obscure du crâne : chasser le multiples démons hors de soi.
Luigi Pirandello, Thomas Bernhard, auteurs modernes pourtant, ont su, par des esthétiques, des procédés différents, renouer avec cette fonction archaïque et magique du théâtre qui, à travers l'acteur médium, convoque les esprits et les démons. Ces diables de l'inconscient, collectif et individuel, nous hantent, ils peuvent nous posséder. Mais le théâtre leur prête une parole et nous aide à les entendre, négocier avec eux. Ils seront toujours là sans doute, mais ils ne nous rendront pas fous...
|