L' « histoire », dans les programmes scolaires, n'a-t-elle pas également servi à justifier une politique, des frontières, à bâtir en chaque futur citoyen la conscience d'appartenir à une communauté nationale ? Quitte à « oublier » dans cette (re)construction certains faits, ou à en mythifier d'autres ?... L'histoire ne s'écrit-elle pas également du point de vue de ceux qui ont le pouvoir, de ceux qui ont gagné ? Et, jusqu'à l'apparition des « cultural studies », en Angleterre dans les années 60, n'y a-t-il pas eu des cultures, minoritaires ou simplement populaires, qui ne furent jamais considérées par la culture académique universitaire ?
En outre, l'historien peut-il être « objectif » quand, fils de son temps, il en privilégie les valeurs présentes qui lui servent de grille de lecture préférée ? Quand, produit d'une classe sociale, il en projette l' « habitus » sur son matériau, une réalité historique inépuisable, polysémique et pouvant à la limite justifier ce qu'on voudra ? Quand, pris dans des logiques éditoriales plus ou moins porteuses, il est enclin à privilégier certains sujets « à la mode » au détriment d'autres ?... Voilà un certain nombre de questions qu'à la sortie du film Une histoire populaire américaine (premier élément d'une trilogie : Du pain et des roses) d'Olivier Azam et Daniel Mermet, on peut évidemment se poser.
Largement inspiré par le livre, ayant connu un immense succès, Une Histoire Populaire des Etats-Unis d'Howard Zinn (Éditions Agone, 2002), ce film documentaire tente le pari ardu de l' « autre histoire » par le cinéma. Commentaires ironiques, interviews, films et photos d'archives, chansons, lieux de mémoire, animations drolatiques : Du pain et des roses se propose de faire découvrir à un large public - sans l'ennuyer - cette fin du XIXe siècle aux Etats-Unis (et un peu en France) jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Mais cela, en se plaçant cette fois du point de vue des pauvres immigrés, des esclaves noirs, des ouvriers surexploités, des leaders syndicalistes, des soldats estropiés, etc. Et là, c'est une histoire bien différente qui émerge, prend forme... Les héros portent d'autres noms : Joe Hill, Mother Jones, Eugene Victor Debs, Emma Goldman. Et ce ne sont point des généraux ni des politiciens ! Les sites de batailles sont différents : Ludlow (massacre de grévistes par la Colorado National Guard), Lawrence (une grève du textile de deux mois, connue sous le nom de grève « du pain et des roses »), etc. Et on ne les mentionne pas dans les livres d'histoire générale ! Pourtant, comme dit avec force l'historien américain Howard Zinn, la grève de Ludlow fut « l'un des plus durs et des plus violents conflits entre les travailleurs et le capital industriel de l'histoire des États-Unis ». Dans cette Histoire Populaire Américaine, les luttes ne se font plus entre nations, mais entre classes sociales. Mais, nous montre le film d'Azam et Mermet, la mythologie nationaliste et triomphaliste américaine, la culture consumériste et la publicité, les grands récits hollywoodiens de la « success story » dissimulent par un rideau de strass ou des images de type chromo cette scène dramatique de l'histoire... En considérant le terrible esclavage de masse et l'exploitation effrénée de tous ces travailleurs, émigrés ou non, qui ne tiennent en rien du prodige, les thuriféraires du capitalisme sauvage mettront un bémol, il faut l'espérer, à leur fantasme du « miracle économique américain ».
Enseignant à l'université pour jeunes filles noires (sic) de Spelman College à Atlanta, puis professeur de science politique à Boston University, l'américain Howard Zinn (1922-2010) fut l'un des initiateurs d'une nouvelle histoire sociale, dite « histoire par en bas », qui, dans les années 70, ébranle les paradigmes de l' « histoire officielle »... Son oeuvre porte également sur l'impossible objectivité en histoire. Intellectuel engagé dans la lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, puis contre la guerre du Vietnam, auteur de pièces de théâtre, Howard Zinn est un homme charmant qu'on a plaisir à voir apparaître de nombreuses fois, toujours simple, grave et souriant, dans le film... Quant à Daniel Mermet, producteur de radio français, il est surtout connu pour sa fameuse émission quotidienne Là-bas si j'y suis qui, de 1989 à 2014 sur France Inter, ouvrait l'antenne à ceux et celles qui n'avaient pas accès à une parole publique et que les médias ignoraient systématiquement. Dès les premiers moments de cette émission populaire, on avait droit à la diffusion de messages laissés sur le répondeur téléphonique par les AMG (les « auditeurs modestes et géniaux »), et c'était un autre genre d' « histoire par en bas »... Le journaliste Daniel Mermet ne pouvait donc qu'aller à la rencontre de l'historien Howard Zinn. Et Olivier Azam (Grandpuits et petites victoires, Chomsky & Cie, Désentubages cathodiques), cinéaste engagé à la verve critique, faisait bien la paire avec Daniel Mermet. De toutes ces convergences et de cette inspiration frondeuse est né un film à la fois politique et pacifiste, d'humour et de révolte qui, par tout ce qu'on y apprend - ou revisite avec une autre interprétation -, ne peut laisser indifférent...
Bien au-delà d'un film documentaire, c'est la question politique de l'accès à la reconnaissance historique (regardons ce qui se passe actuellement avec le génocide arménien...) qui est ici agitée. Elle est si grave, d'un si tragique enjeu, qu'une pirouette finale, offerte dans le film, pourrait servir à la fois de conclusion et de morale humoristique.
La voici : « Tant que les lapins n'auront pas d'historiens, l'histoire sera racontée par les chasseurs ».
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