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[verso-hebdo]
07-04-2022
La chronique
de Pierre Corcos
Un film, un écrivain
En gros plan le visage de Jim Harrison, rond, bruni, hirsute, grimaçant, érodé comme les mesas du Sud-Ouest américain. Fermé le plus souvent, l'oeil gauche est mort. À travers la bouche en partie édentée un souffle d'agonisant s'exhale... Et pourtant, elles portent plus vigoureusement la vie, les paroles rauques proférées par old Jim, que n'importe quel discours exalté d'un candidat à la présidentielle ! Car il n'a plus rien à démontrer, afficher le vieil écrivain qui mourra en mars 2016, dans sa 79ème année, six mois après la première partie du tournage de Seule la Terre est éternelle, le beau film de François Busnel et Adrien Soland.
La bouteille, la cigarette permanente, la bedaine qui repousse le froc, la marche incertaine aidée d'une canne peuvent-elles rappeler, juste un instant, que Jim Harrison fut jadis un avatar de la figure américaine mythique du pionnier, du coureur des bois ? Que sa prose tonique, lyrique a influencé une génération d'écologistes, d'amoureux de la nature ? Au point que François Busnel va jusqu'à dire que Seule la Terre est éternelle, ce projet caressé depuis dix ans, « est un film sur notre rapport à la nature et la nécessaire reconnexion au monde sauvage à travers le regard d'un écrivain qui est - je le crois - le plus important des écrivains américains contemporains ». De fait, les grands espaces à la John Ford, les impressionnants paysages américains tiennent ici une place panoramique, presque aussi importante que le portrait en focus du poète, du romancier. Un plan fixe d'écrasante chaîne de montagnes amorce d'ailleurs le film. Parfois c'est un impétueux fleuve bordé de pins ou un désert rougeoyant ou une vertigineuse vallée qu'admirera le spectateur, et dont Jim Harrison vante les vertus thérapeutiques. Des paysages pareils absorbent toutes les névroses, affirme-t-il, tout comme la contemplation d'un fleuve reste une méditation salvatrice... Les musiques judicieusement choisies contribuent à magnifier une réalisation que trouveront grand plaisir à voir même des spectateurs ne connaissant rien à Jim Harrison, n'ayant jamais lu une ligne de Dalva, son roman le plus connu, ou de Wolf, une efficace entrée en matière, ou encore de ses poèmes. Habilement, François Busnel évite soigneusement le panégyrique pour celui dont les livres sont déjà traduits dans 23 langues. Les quelques auteurs qui rendent hommage à Jim Harrison n'interviennent qu'à la toute fin du film, au générique déroulant, alors qu'un certain nombre de spectateurs sont déjà partis ! Autre qualité indéniable de cette réalisation : réécrit, monté après la mort de l'écrivain sur la base d'un riche matériau, Seule la Terre est éternelle abonde en scènes simples, touchantes, loin de tout portrait officiel. Par exemple ce repas improvisé avec des proches ou cette manipulation commentée d'objets-souvenirs ou encore ce doux baisemain à une serveuse dans un bar désert... Le film tente au mieux d'accompagner fidèlement la parole de l'écrivain. Ainsi, quand le vieux Jim aborde l'histoire infâme de l'accaparement du territoire des Indiens, puis leur génocide, sujet qui lui tient particulièrement à coeur, le film nous montre de terribles photos de massacres perpétrés par les Yankees, et même d'extermination massive de bisons, juste pour affamer ces Indiens... Par ailleurs, il nous révèle les rituels, les modalités de sa création littéraire : quitter la ville et ses vanités, alterner pêche et écriture, écrire à la main et devant un mur vide, jouant le rôle d'écran pour l'imaginaire... François Busnel - qui anime sur France 5 l'émission « La Grande Librairie » depuis 2008 - a rencontré Jim Harrison à Saint- Malo en 1999, et ils ne se sont plus quittés, se rendant visite mutuellement. « S'il n'y avait pas eu tous ces moments intimes, je n'aurais jamais sauté le pas pour écrire et réalisé ce film », admet le réalisateur. Et il est indéniable que comparé à tous ces honnêtes documentaires biographiques d'écrivains, que nous offre Arte par exemple, son film est une oeuvre originale, authentique et profondément amicale.
Maintenant, à l'impossible nul n'est tenu. Soyons clairs : aucun film-portrait, si talentueux soit-il, n'est en mesure de pénétrer dans les labyrinthes, la complexité, voire les contradictions d'une personnalité. Ainsi, l'homme de la nature, l'ours solitaire se réfugiant dans sa forêt a quand même enseigné à l'université de Stony Brook, rédigé des articles de journaux et écrit des scénarios. Le créateur typiquement américain se revendiquant de Walt Whitman a reconnu les influences de poètes russes, français, allemands et même chinois. L'anarchiste hédoniste qui raconte complaisamment ses frasques érotiques s'est marié à 23 ans, au eu deux filles de sa femme Linda qu'il n'a jamais quittée... Alors il vaudrait mieux déjà lire ses Mémoires, Off to the Side (2002 - En marge).
Bien plus important encore : un écrivain, c'est d'abord et essentiellement des livres, une écriture. Aucun film ne peut rendre - sauf en lui adjoignant de larges extraits en voix-off - cette prose dense, torrentielle de Jim Harrson, charriant en libres associations de grossiers anathèmes, des souvenirs mélancoliques et réalistes, de soudaines évocations oniriques et de périlleuses digressions. Et, si imposants qu'ils soient, aucun portrait, aucune biographie ne laissent d'une quelconque façon présager ce que seront deux pages d'un écrivain...
Mon film va vous donner envie de lire Jim Harrison, répondrait François Busnel. Et il aura pleinement raison.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
07-04-2022
 

Verso n°136

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