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[verso-hebdo]
26-01-2023
La chronique
de Pierre Corcos
Amours brisés
Le 4 janvier 1960, à 13h55, dans la Facel Vega de Michel Gallimard qui, roulant à 145 km/h, a violemment percuté un platane, Albert Camus, le crâne fracturé et la nuque brisée, meurt sur le coup. La voiture est disloquée, en miettes... Ce que ni les éloignements, ni les infidélités, ni toutes les circonstances adverses n'avaient pu briser, ce fatal accident, lui, a réussi à rompre à jamais une passion amoureuse qui a duré seize ans entre l'écrivain et l'actrice Maria Casarès. Interrompu quatre ans d'abord quand Francine Faure, seconde épouse de Camus et mère de ses enfants, l'a rejoint, cet amour exigeant, tumultueux, soumis à des hauts et des bas, d'abord clandestin puis rendu public, s'est littéralement incarné dans une correspondance exaltée. Elle en devient le personnage principal du spectacle Camus-Casarès, une géographie amoureuse (jusqu'au 29 janvier à la Scala), mis en scène par Elisabeth Chailloux et interprété par Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio. Les voyages de Camus, sa situation d'homme marié, les nombreuses tournées de Maria Casarès créent un éloignement objectif que cet échange de lettres a pour difficile mission de surmonter et compenser. Voire transfigurer par le verbe. Deux fortes personnalités s'y croisent, unissent, confrontent. Emphase, sensitivité de l'une, postures, cérébralité de l'autre, passion jalouse des deux... Sans doute peut-on imaginer un autre casting pour les interpréter, mais justement, la non-ressemblance avec les modèles rend possible une sorte d'universalisation de cet amour et de sa correspondance. Un homme et une femme contraints à l'éloignement s'acharnent à maintenir, rien que par le courrier, leur amour : une situation émouvante, compréhensible par tout un chacun (certes, grâce à Skype, on la connait (hélas ?) moins aujourd'hui). La mise en scène, par les documents sonores et la radio d'époque, rend avec justesse le contexte socio-historique (guerre froide, guerre d'Algérie) de cette relation. Voilà, pour le spectateur, un beau voyage dans le temps, et sur la carte du tendre telle qu'à l'époque elle était configurée.

Un choc amoureux. Il va ébranler deux femmes et menacer d'effondrement l'édifice social et affectif dont elles font partie et que, telles des cariatides de tailles différentes, elles contribuaient à soutenir. Un choc amoureux certes révélateur de vérités enfouies, mais qui se traduira au final par deux amours brisés... Tel est en substance le thème de la pièce Un mois à la campagne d'Ivan Tourgueniev (jusqu'au 4 février à l'Athénée), dans la fine et juste mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Dans cette maison de campagne et cette aristocratie en déclin, une situation paraît, comme un hiver russe interminable, s'être congelée : Arkady délaisse sa femme Natalia qui trouve, dans un amour platonique pour un vieil admirateur, Rakitine, matière à relative consolation ; quant à la jeune Véra, une orpheline que Natalia a prise sous sa protection, elle vit toujours dans l'innocence de sa puberté... Là-dessus est arrivé de Moscou Alexeï, un jeune précepteur tout à fait charmant. Natalia l'a engagé pour instruire le petit Kolia. Natalia et la petite Véra tombent amoureuses du jeune homme. La première en est complètement chavirée, la seconde s'ouvre à cette occasion au désir, à l'amour. Brusque éveil du printemps ! Le paysage psychologique, moral en est bouleversé : jalouse de Véra, Natalia tente perfidement de l'éloigner du bel Alexeï, mais elle-même, au bord de l'impossible adultère, ne peut que se résoudre à chasser le jeune homme. Son trouble extrême est interprété à tort par Arkady comme l'aveu d'une intrigue entre son épouse et Rakitine, lequel se sent obligé de partir. Quant à la petite Véra, elle comprend les manoeuvres dont elle a fut l'objet et, de désespoir, se résoud à un mariage de raison avec un voisin. Des amours brisés dans l'oeuf... Le jeune Alexeï comprend tout ce qu'il a involontairement provoqué et, de lui-même, se résoud à partir. Presque tout le monde s'en va ! L'édifice de l'habitude et de la duplicité a laissé place à des ruines. La pièce a une étonnante pertinence psychologique et la force, l'intensité d'une nouvelle. Le genre favori de Tourgueniev.

On a pu voir jusqu'à dimanche dernier La Campagne du britannique Martin Crimp (né en 1956) dans la mise en scène - justement dépouillée pour une pièce elliptique - de Sylvain Maurice. Un couple anglais d'aujourd'hui, Richard (Yannick Choirat) et Corinne (Isabelle Carré), est parti à la campagne. Richard ramène dans leur duo, sans aucun doute brisé déjà, une inconnue, Rebecca (Manon Clavel), qu'il dit avoir trouvée dans un état second sur le bord de la route... Mais cette femme n'est-elle pas en réalité la maîtresse de Richard, un médecin qui a des choses à dissimuler ? Et pourquoi cette atmosphère permanente de suspicion, de violence larvée ? Sommes-nous ici en présence d'un polar, auquel la traduction de Philippe Djian semble incliner ? Ou bien d'un « théâtre mental » dans lequel, par effraction, des éléments du refoulé font retour ? Les amours sont ici fêlés dès le départ et a priori parce que les personnages sont déjà clivés, ou alors aliénés. Ainsi, les pièces manquantes du puzzle font partie du tableau d'ensemble, résolûment contemporain par sa « déceptivitité » : c'est-à-dire induisant le public en erreurs multiples et l'égarant. Alors on peut s'en agacer, ou bien estimer que cette pièce reste un témoignage parfaitement breveté sur notre temps...
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
26-01-2023
 

Verso n°136

L'artiste du mois : Marko Velk

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