« Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », se demandait le poète Hölderlin (1770-1843), seul, exilé. Oui : à quoi bon le poète en un temps misérable ?... Et plus tard, Baudelaire, dans son célèbre poème L'Albatros évoqua en une juste métaphore l'inadaptation du poète aux réalités prosaïques, la moqueuse incompréhension des foules. Si bien que Poet, le dernier film du kazakh Darezhan Omirbaev, ne fait que reprendre, mais en l'actualisant, un thème romantique et littéraire que nous connaissons bien. Toutefois nous pressentons qu'aujourd'hui à la relégation de la poésie se joint celle d'autres arts en déclin, lentement grignotés par l'industrie omnipotente du divertissement. Pour le réalisateur kazakh, et il n'est pas seul à formuler ce diagnostic sombre, le cinéma d'auteur, le cinéma d'art doucement se meurent.
Bien loin de seulement raconter quelques moments significatifs de la vie de Didar (Yerdos Kanaev), un poète kazakhophone, le film de Darezhan Omirbaev expose en réalité la situation actuelle du poète, et sans doute de maints auteurs, dans notre société. Cette exposition précise, rigoureuse, aussi dénuée de pathos que son impavide héros, peut sembler parfois didactique tant elle répertorie consciencieusement les forces délétères auxquelles les poètes n'ont plus les moyens de s'affronter (« Peuvent-ils se battre, les poètes, quand ils crèvent criblés de dettes ? », demande un personnage). Chaque séquence ironique de Poet, comme une brique supplémentaire, participe à l'édification du monument funéraire dans lequel de son vivant le poète se voit aujourd'hui enterré. Par exemple celle où l'un de ses collègues (Didar pour subsister travaille dans un petit journal) décrit minutieusement la disparition rapide des «petites langues » dans le monde, menaçant d'extinction les littératures à elles liées ; ou bien celle où il est cerné par d'innombrables écrans de télévision dans un grand magasin ; ou encore ce passage dans lequel Didar surprend un enfant collé silencieusement à son jeu vidéo... Ou bien voici une petite famille se repassant en boucle la vidéo triviale du mariage des époux ! Puis il y a la pub et l'information, les « news » omniprésentes (à cette occasion on se rappelle la distinction radicale de Mallarmé entre la littérature et « l'universel reportage »). Ou bien encore la récupération de la poésie à des fins commerciales. Par exemple comme signe de plus-value culturelle pour... décorer un café. Un « café des poètes » avec ses grandes photos de poètes qu'a ouvert un ancien ami de Didar, très content de rentabiliser enfin les dernières traces mnémoniques encore reliées à la poésie. Ou aussi cette commande bien payée pour que Didar compose un texte lyrique sur... la réussite d'un chef d'entreprise. Dérisoire et désespérant. Mais la plus belle séquence de cette pavane pour une poésie défunte (paraphrasons Ravel) reste incontestablement celle où Didar, invité à lire à haute voix quelques-unes de ses oeuvres dans la maison de la culture d'une petite ville de province, est confronté à une grande salle vide. Vide sauf... Sauf une humble jeune fille, admiratrice éperdue, qui au fond de la salle obscure bégaye l'une de ses poésies.
Voilà sans doute ce qui donne à Didar la force de continuer à écrire. Mais aussi la puissance des paroles venues des arrière-pays du Temps et qui s'envolent de sa bouche. Mais encore la relation de qualité qu'il entretient avec son épouse, aimante et charmante. Et aussi l'exemplarité de Makhambet Utemisov (1804-1846), cette figure intègre et tutélaire de la littérature kazakhe qui, révolté contre le colonialisme russe, fut exécuté... Pour cet autre poète ce ne fut donc pas seulement un effacement symbolique ! Le film d'Omirbaev, original en ce qu'il évoque ce à quoi Didar pense, mais aussi bien rêve, nous fait ainsi remonter dans l'histoire du Kazakhstan ; tout comme certaines séquences oniriques émaillent de leur étrange brillance ce dur constat, objectif et mat, que dresse le réalisateur de Poet et de ces chefs-d'oeuvre multiprimés que furent Kaïrat, Kardiogramma ou l'extraordinaire Tueur à gages.
Entremêlant plusieurs niveaux réel/rêve, présent/passé, condition particulière/situation emblématique, le film Poet surmonte le risque éventuel d'ennui que peuvent générer sa lenteur, le détachement de son héros et la sobriété du style propre à Omirbaev, que Godard surnommait d'ailleurs le « Bresson kazakh ». De plus, la première scène du film - une lumière d'aurore, un discret chant d'oiseau et la page d'écriture de Didar - reste une admirable transcription par le cinéma de l'instant poétique. De son éveil et de son recueillement.
L'écrivain espagnol José Bergamin disait que la solitude du poète n'est pas celle d'une île mais de la mer... Si, à bien des égards, le héros du film Poet de de Darezhan Omirbaev ressemble à une île perdue dans un océan de plastique et de médiocrité, l'ampleur du regard qu'il pose sur l'Histoire ou sur notre époque, l'immensité de son inspiration, universelle, la conviction qu'il parle depuis les profondeurs du mythe et des origines, le rapprochent de la mer. La condition du poète est de plus en plus difficile, misérable, sa situation reste l'isolement et l'incompréhension mais, à travers le regard témoin d'Omirbaev/Didar, son vécu est traversé d'illuminations sans prix, qui échappent au morne troupeau du règne marchand.
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