Antonio Recalcati est mort le 4 décembre 2022 à Milan. Il avait 84 ans. C'est en octobre 1965 qu'il avait accédé à la notoriété avec le coup de tonnerre fomenté par ses amis Aillaud, Arroyo et lui-même : la série de huit toiles intitulée Vivre et laisser mourir, ou la fin tragique de Marcel Duchamp. Présentée par Gérald Gassiot-Talabot dans l'exposition La Figuration narrative dans l'art contemporain à la galerie Raymond Creuse, la série fit scandale. Les trois compères visaient cependant moins la personne de Marcel Duchamp (encore vivant à l'époque) que « la culture comme noblesse du monde, notre culture occidentale », selon le texte qu'ils avaient rédigé en commun. Ils affirmaient, avec le Salon de la Jeune Peinture dont ils étaient par ailleurs devenus les animateurs essentiels, que Marcel Duchamp n'était qu'un pion de la culture bourgeoise dont il était, en fait, le défenseur le plus efficace parce qu'il l'incarnait de manière masquée. « En nous proposant de la liberté cette image magique, c'est-à-dire l'image de la toute puissance de l'esprit, on veut en réalité nous faire comprendre que nous sommes déjà libres. Marcel Duchamp avalise toutes les falsifications par lesquelles la culture anesthésie les énergies vitales et fait vivre dans l'illusion. »
Qui était donc Antonio Recalcati, quels étaient alors ses titres pour devenir un des artistes les plus radicaux de sa génération ? Il faut revenir, pour le savoir, aux débuts de l'artiste à Milan, dont Alain Jouffroy fut le témoin perspicace. Le poète-critique était venu voir le peintre dans son studio de Milan en 1959 (il avait 22 ans). Eclairées par une seule ampoule posée sur le sol, il y avait là les Empreintes, avec lesquelles, selon Jouffroy, « l'artiste était assez indépendant, assez jeune, assez agressif aussi, pour pouvoir, si tôt, envoyer la peinture précédente par-dessus bord ». Dès ce moment, Recalcati « éprouvait et concevait la peinture comme une bataille impossible à gagner et qu'il ne cessait, à chaque tableau, de perdre. » Dans le superbe texte publié en 1976 à l'occasion de la présentation des Empreintes de 1961-62 au Centre National d'Art Contemporain de la rue Berryer, Jouffroy racontait comment Roberto Crippa lui avait parlé de Recalcati comme du seul jeune peintre milanais qui ne lui parût pas, à l'époque, un imitateur opportuniste ou un imbécile. Les Empreintes coupaient court, en effet, avec l'esthétisme de la peinture abstraite italienne, elles proposaient « une image d'une simplicité radicale de la nouvelle situation de l'homme dans le temps que nous vivions ». Elles coupaient non moins nettement avec une certaine forme de « réalisme » plus ou moins « socialiste » dont Guttuso était l'exemple italien le plus célèbre.
Par la suite, il y aurait l'errance à travers le monde, dont un long séjour à New York (1983-84) et la rétrospective du Palazzo Reale de Milan en 1987, où l'on reverrait notamment un tableau sublime peint en 1975 en vue de l'exposition à la mémoire de Topino-Lebrun du Centre Pompidou en 1977 : 31 janvier 1801, où le chevalet du peintre était devenu une guillotine. Ce serait une dernière occasion pour l'incomparable ami de la jeunesse, Jacques Prévert, de dédier au peintre un texte dont la conclusion vaut, aujourd'hui encore, pour toute son oeuvre : « ...jamais, comme tant d'autres, il n'a prit ses toiles pour des cocktails Molotov ni son chevalet pour une barricade. Et quand il peint avec une violence et méprisante indifférence ce qui abîme, malgré lui, enfin ce qu'on appelle lui et qu'il interpelle moi, il interrompt avec joie son auto-tête à tête et dans la chambre peinte, les meubles, fauteuils, divans ne gardent pas l'empreinte d'un beau jeune homme vautré dans l'inquiétude et débagoulinant ses fredaines devant un magistrat de l'anxiété, mais simplement les traces de l'amour, au grand jour en pleine nuit, corps à corps, coeur à coeur, sans mêlé. En peinture comme en n'importe quelle langue vivante, l'amour s'appelle amour et appelle l'amour. » C'est ainsi que, jusqu'au 4 décembre, il était impossible d'être indifférent à l'oeuvre de Recalcati, ce peintre « historique » qui jamais n'avait laissé s'engourdir la peinture. Les paroles de Prévert seront toujours d'actualité.
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