En intitulant l'exposition Les Tribulations d'Erwin Blumenfeld 1930-1950 (jusqu'au 5 mars), le musée d'art et d'histoire du judaïsme fait le choix de s'attarder sur les mésaventures du photographe juif allemand, né en 1897 à Berlin et mort en 1969 à Rome, sur la période où ces tribulations (du latin « tribulatio » = tourment) s'identifient au sort commun et tragique de tant de Juifs persécutés, menacés de mort par le nazisme. Ce choix d'exposition, sans être exclusif bien entendu, favorise un éclairage sur la vie du photographe (et de sa famille), sur sa judéïté, sa réaction photographique à Hitler, etc... Pour celles et ceux qui ont en mémoire la grande exposition sur Erwin Blumenfeld au musée du Jeu de Paume (octobre 2013 - janvier 2014), la comparaison suggère une prime au biographique dans l'exposition du MAHJ, et à l'esthétique dans l'autre, qui mettait aussi en valeur ses dessins, ses montages et collages. Mais la jonction de ces deux axes d'exposition nous fait comprendre l'essentiel : c'est parce que Juif persécuté, Blumenfeld s'était en 1941 réfugié aux Etats-Unis qu'il a pu mettre ses expérimentations européennes de « dadaïste futuriste » au service de la photographie de mode américaine pour la révolutionner. Et ainsi, tout en rendant un culte discret, permanent et créatif au corps féminin, devenir sans doute l'un des plus grands photographes de studio.
Le parcours de l'intéressante exposition du MAHJ est divisé en huit parties, à la fois chronologiques et thématiques. La seconde partie consacrée à une famille gitane aux Saintes-Maries-de-la-Mer, la cinquième à la guerre, aux camps, à l'exil, et la huitième aux danses cérémonielles des Amérindiens au Nouveau-Mexique contreviennent à la synthèse que l'on a en général sur Erwin Blumenfeld, ce brillant photographe de chambre noire et créateur d'images bien plus intéressé par les jeux formels que par la réalité documentaire. En même temps, ces parties de l'exposition nourrissent sa biographie. Tout comme la quatrième partie intitulée « Le Dictateur. Prémonitions de la guerre, Amsterdam, 1933 - Paris 1937 » : réagissant avec ses armes iconiques à la prise de pouvoir par Hitler, Blumenfeld réalise là des saisissants portraits du dictateur sanguinaire en surimpression avec un crâne affreux, ou alors maculé de sang aux yeux et à la bouche. Et à ce propos, il est fait une remarque juste et significative sur Blumenfeld : « S'il rejoint John Heartfield dans sa critique du nazisme par l'image, son message diffère. Alors que dans ses photomontages pour la revue AIZ, ce dernier insiste dans une perspective marxiste, sur l'image d'un Hitler instrument de la puissance industrielle et capitaliste, Blumenfeld fait de lui l'incarnation de la mort ». Et c'est à la Bible et à la figure de Moloch que se réfère l'artiste quand, pour symboliser la barbarie, il prend une tête de veau... En somme, dans quatre parties de l'exposition sur huit il n'est pas question de ce qui a construit la célébrité d'Erwin Blumenfeld, soit ses audacieuses photographies de mode des années 40 et 50 pour les magazines américains Harper's Bazaar et Vogue (puis Life, Cosmopolitan). Cette présentation non-conforme fait sans doute que l'on aura plus l'occasion de remarquer ses portraits photographiques où l'ombre (sourde menace ?) creuse, sculpte le visage. Tels les portraits de Chana Orloff, Hélène Vanel, Georges-Henri Clouzot, Cécil Beaton ou d'une gitane... Et, dans ce contexte dramatisé, on peut avoir l'impression que ses photos de femmes enrobées étroitement dans du satin (exemple Margarethe von Sievers - 1937) évoquent plus des momies qu'elles ne participent à tous ses jeux où il déréalise le corps féminin de multiples manières (exemple : saisie derrière un verre dépoli, Lydia Gumberger).
Sans doute la lecture de l'autobiographie du photographe (« Jadis et Daguerre » aux Édtions Robert Laffont) peut-elle nous aider à y voir plus clair dans ce qui le meut et l'agite... Et alors, entre remarques spirituelles et confidences, un mot-clé peut venir à l'esprit et s'imposer, parce qu'il contient à la fois le ludique, l'anticonformisme et la base du tragique historique sur laquelle ils se sont épanouis, et c'est le mot dadaïsme... N'oublions pas en effet qu'Erwin Blumenfeld a, tout jeune et avec ses amis Georg Grosz et Paul Citroen, participé à la fondation du mouvement Dada d'Amsterdam. Que sa grande source d'inspiration fut Man Ray. Que les techniques et expérimentations dont il use avec effronterie (de la solarisation aux jeux délirants avec les couleurs, en passant par les fragmentations grâce à des miroirs) s'inscrivent peu ou prou dans l'esthétique anarchisante propre au dadaïsme. Et quand il écrit : « Je peux aujourd'hui m'enorgueillir d'avoir vécu en direct la fin de l'Ancien monde : ce fut laid, stupide et mortellement dangereux » (« Jadis et Daguerre », p. 334), il s'exprime aussi en dadaïste. Les empreintes de ce dadaïsme d'inspiration - enrichi d'une excellente culture littéraire et artistique - dans sa photographie de mode (il dit : « faire entrer l'art dans l'illustration par voie de contrebande ») ont fait beaucoup pour son originalité. Du coup, ce qu'a mis en avant l'exposition proposée par le MAHJ nous apporte d'autres mots-clés que celui de dadaïsme pour mieux comprendre le parcours de Blumenfeld. Et ce sont par exemple l'humour et le cosmopolitisme. Des mots et des valeurs souvent associés au judaïsme...
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