Bataclan, Daniel Harbrekorn, Robert Laffont, 134 p., 45 euro.
Le Bataclan - à l'origine s'écrivait Ba-Ta-Clan - a été construit en 1864 par l'architecte Charles Duval. Ce dernier a choisi de lui donner une apparence chinoise en s'inspirant d'une opérette de Jacques Offenbach créée en 1855 aux Bouffes Parisiens.
A l'origine c'était une salle de spectacles contenant plus de 1.500 places (on pouvait assister à la représentation du café) , mais aussi un grand café avec une salle de billards. Les grands travaux d'Haussmann et le recouvrement d'une partie du canal Saint-Martin ont permis la construction de larges boulevards. C'est au bout du boulevard du Prince Eugène (aujourd'hui boulevard Voltaire) qu'est édifiée cette nouvelle salle de spectacles inaugurée en 1865. Le choix de l'emplacement est dû au fait que les transformations introduites par Haussmann ont mis fin à l'existence d'une dizaine de théâtres. La vogue des cafés-chantants qui commence à la fin du XVIIIe siècle), qui a permis ensuite le développement et le grand succès du music-hall.
On y a applaudi Polain, Jeanne Block, Polaire et tant d'autres. On s'est interrogé sur la raison de cette référence à la Chine. Les chinoiseries étaient à la mode au XVIIIe siècle Il existait déjà des Bains chinois à Paris. L'actualité internationale a ensuite fait qu'on s'est intéressé à ce vaste pays bien méconnu, en particulier à cause de la terrible guerre de l'Opium entreprise par les Anglais et puis la conquête par la France de la Cochinchine en 1862 (sans parler des études savantes menées sur la Chine à cette époque). Les nombreux changements de gestion ont provoqué des hauts et des bas dans l'existence de ce théâtre dont la féérie monumentale a toujours plu, mais dont la programmation n'a pas toujours été à la hauteur des attentes du public.
Pendant la Commune, le propriétaire de l'époque, le père Pâris, a jugé bon de fermer l'établissement. Une barricade s'est élevée devant le théâtre et a porté son nom. Il a revendu le Bataclan en 1875 après avoir fait d'importants travaux de rénovation. Au cours des années 1880, on y a donné de nombreux vaudevilles et aussi des opérettes. C'est le chanteur Paulus qui lui a redonné ses lettres de noblesse. On y a vu en 1893 William Cody, le mythique Buffalo Bill et Aristide Bruant s'y est exhibé. Paulus a demandé à Méliès de le filmer en train d'interpréter ses airs les plus populaires. Après la disparition de Paulus, il n'a pas été facile de remettre sur pied ce lieu de divertissement. C'est finalement Gaston Habrekorn, après bien des tentatives infructueuses, qui a été en mesure de lui redonner vie. C'st en définitive Gaston Habrekorn qui, après bien des tentatives infructueuses, est parvenu à relever le théâtre. Encore étudiant en droit, il avait fréquenté assidûment Le Chat Noir de Rodolphe Salis. Il adore cet univers et veut le faire sien Après son service militaire, il veut devenir acteur. Il collabore aussi à plusieurs périodiques. Il se met à écrire des chansons pour les interprètes en vogue.
En 1895, il rachète Le Concert Lisbonne, auquel il redonne son ancien nom : Le Divan japonais. Il y fait chanter Yvette Gilbert, Mayol et Dranem. Il fait réaliser une affiche par Toulouse-Lautrec. L'endroit plaît. Il va chercher une salle plus grande. Finalement, il parvient à reprendre Le Bataclan en 1905. Il y a donné Chanteclair d'Edmond Rostand en 1908. Je laisse maintenant le soin aux lecteurs de suivre l'histoire de ce haut lieu parisien où l'on a pu voir Colette et Musidora. L'histoire s'arrête ici (avec l'attentat effroyable du 13 nombre 2008 pendant le concert des Eagles of Death Metal, qui a fait quatre-vingt-dix morts (ce triste épisode se poursuit avec l'affaire très annexe mais très médiatisée de la porte peinte par l'artiste (opportuniste) Bansky et par l'interminable procès de 2021). Le livre est vraiment passionnant et est richement illustré. Désormais le Bataclan fait partie de notre histoire et pas la plus belle. Il convient donc de découvrir ses aspects plaisants. Et aussi de découvrir les multiples transformations qui lui ont permis de perdurer.
Colette, « Toute ma peau a une âme », L'Herne, 256 p., 3 euro.
Paris je t'aime !, Colette, présenté par Gérard Bonal & Frédéric Magret, 160 p., 14 euro.
Ce cahier de (L'Herne consacré à Colette (Sidonie-Gabrielle Colette, 1873-1954) Elle née à Saint-Sauveur-en-Puisaye dans l'Yonne. Elle est la fille d'un ancien sous-officier des zouaves, gravement blessé à la bataille de Melegnano en 1859 et qui, ayant perdu une jambe, a dû, se reclasser dans l'administration fiscale. Elle a eu une enfance heureuse dans la Bourgogne dont elle a toujours conservé l'accent, comme en témoigne un entretien radiophonique réalisé à la fin de son existence. Elle se passionne très tôt pour la littérature. Elle fait la connaissance de l'écrivain déjà célèbre Willy (pseudonyme de Henry Gauthier-Villars), qu'elle épouse en 1903.
Auteur prolixe de romans populaires (dont un certain nombre sont écrits par des nègres), il est aussi critique musical et co-propriétaire de la maison d'édition Gauthier-Villars. L'écrivain se rend compte des capacités littéraires de sa jeune épouse et l'emploie aussitôt à la rédaction de ses propres ouvrages. Elle signé ses livres Colette-Willy jusqu'en 1923, longtemps après leur séparation qui survient en 1906. En 1895 paraît Claudine à l'école, qui est suivi de Claudine en ménage, Claudine à Paris, de Claudine s'en va et enfin de La Retraite sentimentale en 1907. En 1905, elle fait paraître Dialogues de bêtes.
Un an plus tard, elle se lance dans le music-hall (théâtre Marigny, Bataclan, Moulin-Rouge). Elle fait scandale et un de ses spectacles est interdit. Après une série de relation saphiques, elle épouse Henry de Jouvenel, un jeune journaliste qui compte se consacrer à la politique.
Pendant cette période, elle fait paraître des romans, comme Les vrilles de la vigne (1908), L'Ingénue libertine (1909) , La Vagabonde (1910). En 1913, elle achève L'Envers du music-hall, qui résume son expérience dans le milieu du spectacle qu'elle a abandonné. Elle parvient à s'imposer dans le milieu des lettres tout en se trouvant très loin de la nouvelle génération d'auteurs, tels qu'André Gide, Jean Cocteau (dont elle sera l'amie), Jean Giraudoux, pour ne citer qu'eux. Son isolement est réel (elle n'a eu pour toute consécration que la participation au jury du prix Goncourt), ma son succès ne se dément pas. Encore de nos jours, Colette n'a pas perdu son lectorat. Elle est devenue un « classique » de l'ère moderne.
Ce cahier nous propose des inédits, qui sont de petites pépites. « L'Envers du music-hall » est sans aucun doute la plus passionnante. Et le beau petit texte intitulé « Connaissance des parfums », écrit en 1945 et destiné à un ouvrage publié par la maison Rancour est un petit bijou que seul son style est capable de façonner.
Parmi les curiosités, on trouve les lettres adressées à Musidora, pseudonyme de l'actrice Jeanne Roque, qui s'est rendu célèbre comme héroïne des Vampires et de Judex et qui a rédigé quelques lignes à propos du tournage en 1919 du film tiré d'une oeuvre de Colette, Minne, qui n'a jamais été achevé. A ce propos un essai consistant a été écrit pour ce cahier par Alexandre Ferrari qui analyse les rapports entre Colette et le cinéma. Mais la chose la plus singulière est sans nul doute ce texte qui est le témoignage de la rencontre de Walter Benjamin avec l'auteur de Sido et qui a pour titre : « La Femme doit-elle participer à la vie publique », un entretien qui a eu lieu en 1927. Grâce à toutes les contributions réunies dans ce cahier, on peut découvrir des zones de l'existence de Colette assez peu connues ou peu étudiées. C'est un ouvrage réussi et qui apporte une riche contribution à la connaissance de cet écrivain qui a su mettre son talent et son style très épuré au service d'une littérature loin d'être conformiste.
Les petits textes réunis dans Paris, je t'aime ! sont loin d'être dépourvus d'intérêt. Leurs origines sont diverses : des journaux intimes, des fragments abandonnés et surtout des articles parus dans des périodiques féminins (en général) dont surtout Marie-Claire. On ne prête pas souvent attention à l'activité journalistique de Colette, pourtant non indifférente, car elle n'a presque jamais traité de grands sujets.
La plupart de ses papiers sont de caractère plus ou moins autobiographique. Elle parle du Paris où elle a vécu. On y trouve forcément le Palais-Royal où elle a passé quelques trente années de son existence. Elle était logée rue de Beaujolais, d'abord dans un entresol puis au-dessus du restaurant Le Grand Véfour (le premier qui a vu le jour dans la capitale pendant la Révolution, remplaçant le très couru Café de Chartres), dont elle a été assidue.
Dans sa façon d'évoquer la capitale, elle est tout le contraire de Léon-Paul Fargue, qui a été un marcheur infatigable, qui a passé sa vie à parcourir les rues de sa ville natale. Colette se limite à des régions citadines très réduites, et surtout à la vie qui avait lieu autour de chez elle. Elle n'a pas été une exploratrice urbaine. Elle ne s'est pas beaucoup intéressée non plus à son histoire ni même au pittoresque de la vie des rues. On a le sentiment que tout tourne autour d'elle, mais pas dans une sorte de mégalomanie exacerbée. C'est son expérience quotidienne qui dicte sa vision, celle d'un écrivain rivé à son bureau ou, à la limite, à son balcon. Mais il n'en reste pas moins vrai que ses petits clichés parisiens sont délicieux.
Grand Canyon, Vita Sackville-West, préface de Gaëlle Josse, traduit de l'anglais par Mathilde Helleu, Autrement, 292 p., 21, 90 euro.
Victoria Mary Sackville-West est née en 1892 dans le Kent, et est décédée en 1962. Elle a choisi comme nom de plume Vita Sackville-West. Elle épouse Harry Nicholson en 1913. Leurs relations tumultueuses, ses penchants saphiques (elle a été, entre autres, la maîtresse de Virginia Woolf), ont contribué autant à sa notoriété que son oeuvre d'écrivain. Son autobiographie, publiée post-mortem par son fils Nigel, a eu un grand retentissement.
Elle a commencé à publier en 1019 avec un roman, Heritage. En plus de ses fictions, elle a écrit un certain nombre de livres de voyage, une biographie de sainte Thérèse d'Avila et des ouvrages sur le jardinage, sa grande passion. Elle a rapidement su trouver son public et a tenu une place importante dans la littérature edwardienne sans pourtant devenir populaire. Son oeuvre romanesque concerne surtout la sphère privée. Grand Canyon, publié en 1942, est un livre très à part dans sa production : elle y a imaginé que l'Allemagne nazie a triomphé en Europe et qu'elle a pu attaquer les Etats-Unis d'Amérique qui souhaitaient demeurer neutres.
Pris de cours, ils sont bientôt en difficulté devant l'avancée rapide des troupes allemandes. L'histoire débute dans un hôtel de classe perdu dans le Colorado qui avait été nommé Grand Canyon. Toutes sortes de figures d'origine es diverses (une partie d'entre eux vient d'Europe). Ils s'interrogent avec plus ou moins de sagacité sur le cours des événements, surtout depuis que la radio américaine ne peut émettre que de l'Argentine. Au cours de toutes les conversations que se déroulent entre les habitants de cet établissement, elle ne limite pas à imaginer ce qui pourrait se dérouler sur le plan militaire. Elle traite du destin de chacun de ses personnages et met en relief tout ce qui les différencie. Cela donne un récit assez curieux, plutôt déconcertant, où les nouvelles tronquées du conflit sont mêlées à des portraits de personnages curieux et de rapports sentimentaux qui semblent être traités mal à propos dans ce contexte.
Un beau jour, l'hôtel est bombardé. Ses occupants doivent partir sur les routes poussiéreuses et ingrates de cette région désertique. Rien de plus étrange que ce récit ! Ses protagonistes, en premier lieu Mrs Temple, donnent le sentiment d'être complètement déplacés dans cette affaire qui risque de mettre fin à un monde. Elle a été la première à introduire la Seconde guerre mondiale dans une fiction, alors que les Etats-Unis venaient à peine d'entrer en guerre avec les forces de l'Axe après l'attaque de Pearl Harbour par les Japonais. Il est vrai que le président Franklin D. Roosevelt avait tout fait pour éviter d'être partie prenante dans ce conflit qui prenant toujours plus d'ampleur, se contentant de soutenir en sous-main la Grande-Bretagne. Grand Canyon mérite-t-il d'être réédité ? Je pense que oui car il nous fait découvrir une grande dame de lettres sur un terrain qui est loin d'être le sien. Sans sa vision de la dernière guerre n'est pas très originale, mais elle très bien su rendre le huis clos de ses personnages qui se croyaient à l'abri des vicissitudes de l'époque. La métaphore est sans aucun doute un peu forcée et un peu naïve, mais le tout se tient et notre attention ne se relâche pas malgré le peu de connaissance des questions belliqueuses !
Lettre à Vouchka, Samuel Brussell, La Baconnière, 132 p., 19 euro.
Samuel Brussell (né à Haifa en 1956) s'est forgé une solide réputation dans l'univers de l'édition francophone, en particulier avec la superbe collection Anatolia, - qui était de facto une véritable maison d'édition au sein des Editions du Rocher. Mais c'est aussi un auteur de valeur, qui aime baguenauder en dehors des sentiers battus. Ce nouvel ouvrage n'est pas à proprement parler un roman, ni un livre de voyage, ni une autobiographie, tout en étant tout cela à la fois. Il n'aime pas les genres classiques. Il entend faire entrer dans son récit mille et une choses - réminiscences, références, etc.- qui sont la cristallisation de son expérience existentielle et littéraire. Si l'histoire débute par une rencontre près le la Fontaine Médicis, au sein des jardins Luxembourg, il se poursuit par un fragment de voyage en Israël et puis par la lecture d'un livre intitulé Les Chemins de la Vierge de Ceronetti, avec la découverte de La Montée au calvaire conservée au musée Van der Berghe à Anvers. Et tout l'ouvrage, composé de chapitres très courts, pourrait faire partie de cette catégorie d'ouvrages inclassables, comme The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman de Laurence Sterne ou encore Les Lauriers sont coupés d'Edouard Dujardin.
S'il ne s'apparente à aucun de ces deux livres (ni d'ailleurs à aucun autre), il possède la volonté identique de rompre avec les codes majeurs de l'art du roman. Disons qu'il s'agit d'une pérégrination, qui comprend des promenades (surtout en Suisse et en Italie), de réminiscences qui apparaissent à l'improviste, de bribes de méditions hébraïques, de références à des auteurs anciens ou modernes, en somme une sorte de tribulations sous un crâne qui s'emparasse des paysages et des littérature, de la religion et des affects personnels. S'il semble assez décousu, ce texte se charpente au fil des pages et nous dévoile les sentiments, les sensations, les émotions, mais également la culture du narrateur (qui est peut-être l'auteur), et nous fait rencontrer des amis précieux et des écrivains qu'il a aimés, comme Naipaul ou Raymond Queneau qu'il a fréquenté et beaucoup apprécié.
Le sentiment d'étrangeté s'efface peu à peu (mais jamais complètement) C'est enfin une excursion sentimentale, qui a ses bonheurs et ses mélancolies. En fin de compte, c'est un livre prenant et savoureux, où Samuel Brussell se révèle et se dissimule à la fois (ce qui est paradoxal, mais authentique). La « Lettre à Voucka » vient tout à la fin de son récit, alors qu'il séjourne à Jérusalem en 2021 -, ce n'est pas la clef de son parcours, mais disons qu'il peut avoir sa raison d'être à travers cette missive, qui ne le fait ni commencer ni se conclure. C'est une découverte à faire car Samuel Brussell demeure parmi les hommes de lettres encore condamnés au purgatoire. De grâce, faites-le en sortir !
Jankélévitch, sous la direction de Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau & Jean-François Rey, L'Herne, 296 p., 33 euro.
La Coonscience juive, Vladimir Jankélévitch, préface de Françoise Schwab, L'Herne, 168 p., 14 euro.
C'est vraiment une très bonne idée de consacrer un Cahier de l'Herne à Vladimir Jankélévitch (né à Bourges de parents juifs de Russie en 1903 et décédé à Paris en 1985. Il a choisi la voie de l'enseignement et a passé l'agrégation e philosophie en 1926 (il est reçu premier). Il a enseigné dans différents lycées de province, et à l'Institut français de Prague, puis à l'université de Toulouse (193§), puis à l'université de Lille (1938). Blessé en 1940, il retourne à Toulouse. Révoqué de ses fonctions avec les lois raciales du gouvernement de Vichy, il entre bientôt dans la résistance. Une perquisition est ordonnée chez lui et on y trouve des armes.
Heureusement, l'intervention de Léon Brusnchwicg auprès de Jérôme Carcopino, ancien directeur de l'Ecole normale supérieure et désormais secrétaire d'Etat dans le gouvernement de Vichy, lui sauve la mise. Pour survivre, il donnait des cours au Café du Capitole à Toulouse.
En 1943, il intègre le groupe Etoile du MNCR. Il retrouve son poste d'enseignement en 1947. Puis il est affecté à l'université de Lille (de 1951 à 1979), puis obtient la chaire de philosophie morale à la Sorbonne. IL disparaît en 1985 après avoir participé aux Etats généraux de la philosophie en 1979 avec Jacques Derrida qui a sauvé l'enseignement de la philosophie dans les classes terminales. Sa pensée repose essentiellement sur une contradiction : entre la visée morale, qui est sans équivoque, et son accomplissement, qui est semé d'embûches. Elle dérive des considérations de Henri Bergson qu'il a admiré et qu'il a pu rencontrer. Son mode de pensée n'est pas si simple qu'il n'y paraît, même si son écriture est très limpide et donc claire. Des ouvrages comme Le-Je-ne-sais-quoi, La mort, L'Ironie, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Traité des vertus, Le Mal, pour ne citer que ceux-là ont marqué ses contemporains et bon nombre d'étudiants.
A l'écart des grands courant de pensée à la mode après la guerre, il trace le sillon d'une éthique qui est impérative, directe, mais d'une réalisation difficile. Dans ce cahier, Pascal Bruckner, Claude Mariac, Henri Dutilleux, Pascal Ory, parmi bien d'autres auteurs (on notera cependant qu'il a très peu des plumes à la mode !) nous permet de comprendre da personnalité et aussi sa démarche si singulière. Des entretiens avec Christian Descamps, Jean-Paul Enthoven, Bernard-Henri Lévy, Philippe Vergne permet de compléter toutes ces facettes de cet homme et de sa philosophie. Enfin, des échanges épistolaires avec Bergson, Brunschvicg, Michel Foucault, Lucien Lévy-Bruhl et Jacques Chirac donnent encore des aspects nouveaux à sa conception de la morale.
Les Editions de l'Herne publient en même temps un livre absolument remarquable de Jankélévitch, La Conscience juive. C'est assez remarquable car il n'a jamais beaucoup parlé de sa judaïté dans ses ouvrages. Il a été invité à participer à un cycle de colloque annuels qui ont débuté en 1957 et qui concernaient des Juifs éloignés de la communauté et en tout cas « déjudaïsés. ». Il y a participé jusqu'en 1965. Ce qui frappe de plus dans ce recueil c'est le fait qu'il a un raisonnement très élaboré sur la question. Il est donc évident qu'il s'est posé sérieusement la question et que le prétexte de ces rencontres a été pour lui l'occasion rêvée de dévoiler le fond de sa pensée.
Il tient tout d'abord à faire savoir qu'il y a dans le fait d'être Juif un surcroît d'altérité. Et puis c'est une conception qui repose sur une contradiction. D'ailleurs, existe-t-il même une authentique identité juive ? IL traite toutes ces questions avec sa manière habituelle, qui est double, à la fois simple dans son expression, et complexe dans son élaboration. C'est, selon lui, une propriété inassignable. La subtilité de sa pensée lui permet de nous faire considérer tout ce qui est inextricable dans l'affirmation d'être juif. « C'est une situation qui va jusqu'à dire que le Juif est un homme malade à priori. -ne-sais-quoi qui majore la difficulté d'être », tient-il à préciser. En tout cas, il y a toujours une ambivalence dans cette relation avec soi-même dans un tel contexte. Et puis, de nos jours, s'impose la problématique d'être à la fois Français et Israélien. L'antisémitisme est l'aiguillon qui renforce cette difficulté à comprendre pourquoi un Juif doit à tout prix se distinguer du lot commun ? Dans ces pages, il s'interroge (et donc nous interroge) sur cette posture qui dénonce un peuple a priori élu comme étant le peuple le plus dangereux pour tous les pays et toutes les sociétés. L'antisémitisme est à ses yeux une sorte de jalousie. Il insiste : il y a un je-ne-sais-quoi de défini et d'indéfinissable dans cette affaire. Si vous désirez, Juif ou non Juif, vous interroger sur cette question, ces pages vous tiendront en haleine car elles contiennent une grande partie de la problématique déroutante et inépuisable. Jankélévitch est venu se confronter à une sorte d'aporie qui ne saurait être résolue sans se mentir à soi-même. Elle n'a pas de solution, mais elle a un cheminement mental qui fait vivre l'être dans une autre optique.
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