Tant que les gondoles des supermarchés crouleront sous les produits du monde entier, que les modes renouvelleront les garde-robes, les innovations techniques les smartphones et les SUV, que les jets sillonneront le ciel de notre planète, que les techno-sciences enchanteront notre futur, que les économistes tableront sur une croissance infinie, comment croire les prophéties lugubres de ceux qu'aujourd'hui on appelle « collapsologues » ? Depuis 1972 et le rapport Meadows, ils nous alertent sur la discordance fatale entre une croissance économique, démographique exponentielle et les ressources, finies par définition, de notre planète. En outre, depuis vingt ans le GIEC rappelle que la dérégulation et le réchauffement climatique graves observés depuis un demi-siècle sont très largement attribuables - par la production de gaz à effet de serre - à la combustion du charbon, pétrole et gaz, à la production industrielle, à l'élevage intensif et à la déforestation. Et si l'on opère un lien entre cette dérégulation du climat, son cortège d'événements climatiques extrêmes, et puis la raréfaction des ressources, aussi bien énergies fossiles que « terres rares » nécessaires à l'« économie verte », alors l'idée d'un effondrement (un peu comme un château de cartes) de notre civilisation technologique ou industrielle semble logique. Mais beaucoup n'y croient pas.
Pour convaincre les sceptiques d'une part, et mettre des mots, des images d'autre part sur celles et ceux (car il y en a de plus en plus, notamment parmi les jeunes) qui souffrent d'« éco-anxiété » ou de « solastalgie », Emmanuel Cappellin, en collaboration avec Anne-Marie Sangla, a écrit et réalisé un documentaire, Une fois que tu sais, qui a cette originalité - efficace pour maints spectateurs - d'intriquer l'objectif et le subjectif. C'est le récit en images parlantes d'une prise de conscience, d'un parcours personnels, depuis qu'à l'âge de vingt-six ans le réalisateur a pleinement compris la profondeur de la crise écologique et climatique en cours et à venir. Huit ans de travail et d'enquêtes, ensuite, et un budget rendu possible seulement ( !) par des campagnes de crowdfunding pour ce film, plus émouvant parfois que didactique... Une famille d'artistes, une enfance sensible, l'école Freinet, un goût du voyage, des cours de biologie, un séjour aux Etats-Unis et au Canada, puis les études décisives : en sciences de l'environnement à Montréal et en réalisation cinéma à Berkeley. Quand il part en Chine en 2010, il produit et réalise Thoughts & Reflections. Toute une maturation... Aujourd'hui chef opérateur régulier de Yann Arthus-Bertrand, Emmanuel Cappellin a réalisé nombre d'interviews sur les mêmes thèmes écolo-climatologiques. Une fois que tu sais est son premier long-métrage documentaire (1h 44). Trente fois sélectionné en festivals.
Les paroles poétiques, les chatoyantes images du début semblent nous rappeler le lien fondamental que les humains, à travers des cultures différentes, entretiennent avec la nature. Lien qui maintenant semble rompu... Pour mesurer l'ampleur du dégât, mais aussi varier les points de vue en même temps que les attitudes ou sentiments à l'égard de cette catastrophe, le réalisateur interroge tour à tour un ingénieur consultant en énergie/climat (Jean-Marc Jancovici, ironique), un chercheur au Post Carbon Institute (Richard Heinberg, triste... au point de renoncer à avoir un enfant), un expert du GIEC (Saleemul Huq, en colère), une chercheuse au département d'études environnementales de l'Université d'Antioch (Susanne Moser, compatissante), enfin le co-inventeur du terme « collapsologie » et grand spécialiste en la matière (Pablo Servigne, solidaire). Mais à une suite d'interviews (qui vont parfois jusqu'à des portraits esquissés) le documentaire ne se réduit pas. Sont également évoqués le tragique problème des réfugiés climatiques, le mouvement « Extinction-Rebellion », l'expérience des « villes en transition », le « survivalisme », etc.
Pour les spectateurs complètement étrangers à ces thèmes écologiques et climatiques, le film Une fois que tu sais ressemblera sans doute à une brutale plongée en mer froide, saumâtre et inconnue. Il est prévu que le segment de phrase « une fois que tu sais » se termine par « ... tu ne peux plus être le même ». Mais, comme signalé au début, la conversion n'est pas gagnée ! L'abondance, toujours visible actuellement, ne se superpose guère avec cette perspective désastreuse de pénurie et d'effondrement. À la foi positiviste des uns dans l'omnipotence géniale des technosciences répond la confiance béate des autres dans l'adaptation perpétuellement inventive, résiliente du Marché...
Et, à ce propos, on regrette que ce documentaire de qualité n'ait pas suffisamment mis en évidence les dimensions politiques, idéologiques de cette course à l'effondrement. Capitalisme privé ou, naguère, « communisme » du bloc de l'Est (c'est-à-dire capitalisme d'État) ne se caractérisent pas seulement par une coupable indifférence à l'encontre des soldats ou esclaves de leur mégamachine productiviste, mais encore par une irresponsabilité structurelle à l'égard des dommages catastrophiques infligés au climat et à la planète. Emmanuel Cappellin n'a pas su, ou voulu, envisager une critique globale du système. Ce qui semble le conduire à envisager surtout des actions et solutions individuelles ou de groupes.
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