Jusqu'au 31 octobre au Théâtre de l'Épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes, dans une mise en scène d'Olivier Mellor et une traduction de Magali Rigaill, La Noce de Bertolt Brecht. Le titre intégral de cette pièce en un acte, écrite en 1919 et créée en 1926 au « Schauspiel » de Francfort, est La Noce chez les petits bourgeois. Et cette précision reste importante pour garder à l'esprit que cette oeuvre de jeunesse, encore marquée par l'esthétique expressionniste et une attitude anarchiste, prend déjà en considération les classes sociales et prépare le Brecht marxisant que l'on connaît... Si de grands metteurs en scène (Vincent, Schiaretti, Bouillon, Lavaudant, Adrien, etc.) se sont emparés de cette oeuvre, c'est qu'à la critique sociale à l'encontre d'une classe piégée dans une fondamentale duplicité, s'ajoute le thème riche, et souvent illustrée en littérature, de la noce triste sous la fête trompeuse. Derrière la représentation sociale, l'affichage de la joie, le banquet, la danse, les discours pompeux, grincent des questions mesquines. C'était quoi le « deal » ? les aurait brutalement résumées un Koltès. Quant au côté féminin, on peut repenser à cette lamentation de madame Bovary : « Pourquoi me suis-je mariée ? »... Comme ailleurs, pour réprimer leur gêne, leur indifférence ou une vague tristesse, les invités de cette noce n'arrêtent pas de s'enivrer. Et leur éthylisme provoque autant l'effusion qu'il libère leur bassesse, leur voracité, leur concupiscence et leur stupidité. Brecht a trouvé ici une excellente métaphore pour ce naufrage, cette catastrophe : les meubles tant bien que mal fabriqués par le marié se déboîtent, se disloquent et partent en morceaux... Par le grimage des comédiens, Olivier Mellor nous rappelle les notes expressionnistes de la pièce, autant qu'il reprend discrètement en compte la « distanciation » brechtienne (c'est du théâtre que vous voyez) et, avec sa compagnie, il nous offre un spectacle festif où le music-hall n'est pas loin, et la musique (Toskano et son orchestre) quasiment continuelle. Les comédiens nous donnent pleinement à voir cette grossièreté foncière qui monte jusqu'à l'insulte, la bagarre et s'exténue dans l'accablement. Mais on regrette que les vociférations, le son des instruments de musique, le tapage ambiant finissent par gêner la pleine compréhension du texte brechtien. Et si l'effet régressif du groupe noceur est bien rendu, des nuances supplémentaires dans le jeu de chacun des comédiens auraient captivé davantage encore l'attention des spectateurs.
On sait que dans la réalité sociale, le groupe peut favoriser le conformisme, l'irresponsabilité, des comportements archaïques, voire inhumains. Mais au contraire, dans certaines situations favorables, c'est à l'émergence d'une créativité, d'une intelligence collectives qu'il contribue. Et le théâtre, art de groupe, peut magistralement le traduire.
Huit heures ne font pas un jour d'après une série télévisuelle en cinq épisodes signée du cinéaste Reiner Werner Fassbinder et diffusée à la télévision allemande d'octobre 1972 à mars 1973, est devenu une création théâtrale, grâce à la traduction de Laurent Mulheisen, l'adaptation de Julie André et Florence Seyvos, et surtout la mise en scène de Julie Deliquet. Le spectacle s'est joué jusqu'au 17 octobre au Centre dramatique national de Saint-Denis, et ceux qui l'ont vu n'ont pu que sentir passer la différence des situations d'alors avec notre époque menaçante et en perte d'utopie. Le but de Fassbinder était bien sûr de rencontrer, par la télévision, un large public qui n'allait pas plus voir ses pièces au théâtre que ses films au cinéma. Le groupe ici représenté se situe en milieu ouvrier (à cette époque il représentait la moitié des actifs en RFA !), et il concerne aussi bien les membres d'une famille, que des collègues ou des camarades. Pour la transposition scénique, l'idée d'un espace unique, doté d'un décor réaliste, qui puisse être à la fois lieu d'échanges, de travail, espace public et privé, fonctionne à merveille. Le spectacle dure trois bonnes heures, mais les passages fluides entre le collectif et l'individuel, le travail et la maison, la simplicité apparente des situations font que les nombreuses scènes coulent facilement, tout comme dans les séries télévisuelles. Bien entendu, cette « facilité » pourrait être là un motif de critiques ou de réserves pour tous ceux qui, réticents à l'égard du passage entre cinéma ou télévision et théâtre, trouveraient que la banalité voire la platitude plombent peu à peu le spectacle. Mais la solidarité, qui finit par transcender ici les conflits de sexes et de générations, la découverte intuitive et collective par essais/erreurs de l'« autogestion » font événement. Et d'autant plus émouvant qu'à travers une situation très concrète, c'est en filigrane une humanité émancipée qui se dessine. Les bonnes intentions de Julie Deliquet, perceptibles, sont revendiquées: « Il s'agit de reprendre espoir ensemble. Tout seul on ne peut rien », dit-elle dans un entretien. On aime voir Évelyne Didi et Christian Brillaud évoluer parmi tous ces jeunes comédiens. L'expérience des uns, l'enthousiasme des autres se renforcent. Voilà un effet de groupe ouvert, vivifiant, roboratif. Loin de nos actuelles crispations identitaires, individualistes ou communautaires.
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