Qu'il soit tout d'abord rappelé que la problématique de Julie, dans le film Julie (en douze chapitres) de Joachim Trier, concerne un milieu social déjà favorisé et dans un pays, la Norvège, dont le niveau de vie compte actuellement parmi les plus élevés du monde... Si bien que les foucades, les tergiversations de la charmante héroïne, en fait, ne porteront pas à dures conséquences. Et Julie, la pire personne au monde (titre norvégien du film) peut passer des études de médecine à celles de psychologie, puis se passionner pour l'image et se former à la photographie, sans que sa douce, sémillante trentaine s'en trouve menacée économiquement. Son flottement professionnel s'accompagne, et c'était prévisible, d'une inconstance sentimentale... Mais comment Joachim Trier est-il parvenu, à partir d'un sujet en apparence frivole, à octroyer à son cinquième long-métrage cette gravité que les spectateurs et la critique avaient ressentie, appréciée dans Oslo, 31 août ? Comment est-il arrivé, par des images, des séquences, quelques trouvailles formelles à ce qu'on puisse pour sa Julie se passionner ?
Premier plan : Julie, en svelte silhouette, de profil, sur fond d'Oslo, en contrebas, avec l'eau de son fjord. Ces plans, où le personnage médite, solitaire, devant un paysage ample, se retrouveront dans le film. Ils ne sont pas sans évoquer un thème bien connu de la peinture romantique. Et ils contribuent à détacher aussi bien l'héroïne que le spectateur du prosaïsme. De plus, une voix off commentant les actions et la conduite de Julie crée une profondeur et/ou en fait un personnage littéraire éventuellement emblématique... Il apparaît vite que cette bonne élève, à la fois sérieuse et souriante, a envie de profiter de sa jeunesse, au moins jusqu'à la trentaine, avant de rouler sur les rails professionnels et conjugaux. Jouir de la vie et, en même temps, accomplir des choses, oui, mais quoi ? L'ambiance festive qui s'en suit, la musique qui l'accompagne et le découpage en chapitres scandant l'action nous font immédiatement penser à certaines comédies romantiques et « psychologiques » de Woody Allen. Mais il s'y rajoute un soin apporté au filmage des rencontres amoureuses dont Joachim Trier souhaite exalter la magie, la poésie. Par exemple la rencontre avec Aksel (remarquable Anders Danielsen), un auteur de bandes dessinées, intelligent, travailleur, mais plus âgé et qui a bien envie, une fois leur liaison entamée, d'avoir des enfants avec elle. Mais encore plus avec Eivind (Herbert Nordrum), plus jeune et serveur dans un café, qui donnera l'occasion au réalisateur d'inventer de nouveaux et séduisants protocoles de flirt. Et de réussir à distendre la temporalité, à la manière d'un Fitzgerald dans ses romans et les fêtes qui y scintillent. Mais le film, et on le pressent par quelques signes, ne peut en rester aux intermittences affectives, sexuelles de Julia, même si l'une de ses séquences les plus originales reste celle où, prenant la décision de quitter Aksel et rejoindre Eivind, Julia court vers lui dans un monde où par magie le temps est suspendu, où tout reste figé soudain, voisins, passants, autos, tramways. Ainsi la jeunesse retrouve la jeunesse, le désir, plus beau et puissant que le raisonnable, l'emporte. Et la lumineuse Renate Reinsve (qui a obtenu pour ce rôle le Prix d'interprétation à Cannes en 2021) sait auréoler son personnage Julia du charme rayonnant de l'éternelle jeunesse...
Seulement voilà, toutes les bulles éclatent au moment où une tâche sombre remplace leur irisation diaprée. Un jour Julia apprend d'un ami qu'Aksel est atteint d'un cancer au pancréas, mortel. Défaite, elle le retrouve, ils se disent tout en s'étreignant des choses essentielles comme jamais... Alors le film, jusqu'à présent porté allègrement par les fêtes, la musique, la fantaisie juvénile et même un trip aux champignons hallucinogènes, trouve soudain un silence et une intensité dramatique bergmanienne, frisant parfois le mélodrame. Assumant la finitude, la maladie, la solitude, la fin d'une époque (celle qu'a vécue Aksel), l'oeuvre de Trier, ôte le masque de la comédie de moeurs pour faire écho à cette tragédie existentielle que fut son Oslo, 31 août. Julia quitte Eivind, et son visage s'est altéré. Plus dur et marqué, il témoigne de l'éclatement de la bulle juvénile, et de l'entrée contrainte dans le malheur banal de la condition adulte. Mais aussi de ce que, par son choix arrêté sur le métier de photographe, Julia va pouvoir accomplir ces choses dont elle ne faisait auparavant que rêver. Le film rend tout à fait possible une lecture convoquant Freud, auquel il est clairement fait référence : Julia a pu « résoudre » son complexe d'oedipe, malgré les rapports difficiles avec son père, abandonner son narcissisme stérile et peut se débattre enfin avec la vie. Il rend également licite une lecture discrètement féministe : Julia a tout à fait le droit de ne pas vouloir d'enfants ni jouer les seconds rôles dans un couple. Le droit de vivre seule si c'est nécessaire pour se réaliser professionnellement...
Mais, au-delà de ce personnage féminin séduisant, on perçoit, en filigrane de Julie (en douze chapitres), le portrait intelligent d'une génération, celle des « milléniaux », également cette riche Norvège à la fois si sérieuse et libre de moeurs. Et sans doute enfin la marque tenace d'une culture luthérienne qui ne saurait durablement éluder l'épreuve de vérité, bien grave, de l'examen de conscience.
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