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[verso-hebdo]
25-11-2021
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Studiolo n° 17, « Raphael/Raffaello » , Académie de France à Rome - Villa Médicis / Éditions Macula, 208 p., 29 euro.

La Villa Médicis publie depuis 2006 une revue d'histoire de l'art de grande qualité, mais qui n'est connue que des spécialistes. Cette nouvelle collaboration avec les Éditions Macula va lui offrir une plus large diffusion. Ce dernier numéro en date célèbre l'anniversaire de la mort de Raphaël et s'interroge sur son héritage, qui va bien au-delà du cercle de ses disciples. Le premier essai que nous découvrons est signé par Roxanne Loos. Celle-ci étudie les fausses tapisseries - Giorgio Vasari rapporte à ce propos l'anecdote de Giovanni da Udine qui, lorsque Léon X a commandé à Raphaël de compléter la décoration de la chapelle Sixtine en 1515, le maître d'Urbino a voulu y créer l'illusion de prolonger les tapisseries de ce lieu de dévotion. Son élève a voulu prouver sa bravoure en plaçant ces éléments décoratifs au bord des balustrades qui pouvait tromper ceux qui les regardaient au point de les croire réels: Cette histoire est l'écho du fameux défi lancé par Parrhasius à Zeuxis : il a peint une grappe de raisin que les oiseaux venaient picorer - c'est Pline l'Ancien qui a narré la légende de cette tromperie optique). Ce qu'a entrepris Raphaël se place dans le prolongement des décors placés dans les églises dès la fin du Moyen Age.
Les Actes des apôtres peints par Raphaël avaient déjà pour caractéristique d'inclure dans la peinture le prolongement de toutes ces tentures murales. Un velum est aussi suspendu sur les voûtes. Cette fiction est à mettre en relation avec les premières toiles exécutées pour la décoration de la chambre d'Héliodore (la seconde stanza) : les murs peints par Signorelli et du Bramantino sont remplacés par quatre épisodes de la Genèse. Ce choix diminue le nombre des compartiments, offrant ainsi plus d'espace au sujet. Ces vela constituent une véritable révolution dans la conception de l'art pictural surtout à cette échelle. Raphaël a repris ce principe de l'illusion sur le velum pour la loggia de Psyché pour la villa Farnesina, avec Le Conseil des dieux et Le Banquet des dieux (1517-1519). La scène principale est d'un seul tenant et les compartiments sont devenus subalternes, fruits de la disposition architectonique. Les grands décors de la salle de Constantin pour le palais apostolique réalisés par Giulio Romano et Gian Francesco Penni sur un projet de Raphaël sont l'extension de cette idée qui imite de manière les tapisseries tout en parvenant à engendrer une plus grande liberté plastique.
Ces réalisations sont autant de réflexions sur le trompe l'oeil et l'illusion va entraîner une révolution absolue dans l'art de peindre. Vient ensuite un essai de Vicenzo Mancuso évoquant la descendance picturale de Raphaël à travers les travaux d'Andrea Sacchi et de Carlo Maratti. Bellori a écrit dans son livre à propos des différents émules du maître disparu si jeune, à commencer par Giulio Romano dit "Pippi": On apprend que Sacchi éprouvait un sentiment de grande dévotion pour son maître qui était presque écrasant. Cette école romaine lui devait tout et s'est ingéniée à suivre au plus près son enseignement. Celle-ci n'était pas encore prédominante et était alors en grave rivalité avec celles de Pietro di Cortone et de Bernini. Maratti s'est fait le défenseur du "ben comporre" auquel a été rattaché Annibale Carracci. Il a aussi sauvé et restauré les fresques de Raphaël. Grâce à son action, l'école s'est renforcée et a produit une solide tradition. Virginia Magnaghi a examiné pour sa part de quelle manière la critique d'art a estimé Raphaël au début du siècle dernier. Les principaux auteurs dans ce domaine sont Adolfo Venturi, Corrado Ricci, Francesco Flora, Matteo Marangoni, Sergio Ortolani, pour ne citer qu'eux. Lionello Venturi a joué un rôle majeur dans cette affaire, tout comme Vicenzo Cardarelli et sa revue, La Ronda. Raphaël a servi alors de paradigme pour combattre d'une part le romantisme et, de l'autre, les avant-gardes. Et puis il a été le modèle de l'art académique. Plus généralement, c'est la sauvegarde de la tradition qui s'est manifestée dans l'art italien du premier tiers du XXe siècle.
Un peintre tel que Achille Funi a été de ceux qui se sont revendiqués de Raphaël pour légitimer leur démarche. Cette étude est vraiment très intéressante car elle permet de comprendre la nature de la postérité de Raphaël, mais surtout comment il a été utilisé par les artistes pour défendre leurs conceptions qui ont servi un classicisme moderne. D'autres articles sont consacrés à des oeuvres célèbres de Raphaël. Le reste de la revue contient des articles divers, également passionnant, comme celui de Philippe Morel sur les caravagesques d'Utrecht au XVIIe siècle. D’autres sont vraiment dignes d'intérêt, comme celui sur les créateurs  de Rome de cette période. Ou celui sur l'apprentissage des artistes pendant le Cinquecento et le Seicento dans la Ville éternelle. L'amateur d'art, et pas seulement le spécialiste, trouvera vraiment dans ces pages la possibilité d'enrichir ses connaissances et de se faire une idée plus précise de l'aventure de Raphaël.




Carte 1951-1966, préface d'Alberto Barranco di Valdiviesco, postface de Luca Pietro Nicoletti, Edition Scoglio di Quarto, s.p., 15 euro.

Milan, on le sait, a été après guerre un centre important pour l'art abstrait. Lucio Fontana a créé le mouvement spatialiste avec ses trois manifestes et son large cercle de créateurs et il y a eu le MAC (Movimento d'Arte Concreto) qui a eu aussi une large influence nationale. Mais on imagine mal aujourd'hui la richesse de cette période. Les oeuvres sur papier réunies au sein de la galerie Scoglio di Quarto permettent de se faire une idée de ce qu'a pu être l'incroyable effervescence culturelle qui s'est manifestée dans les ateliers de la capitale lombarde pendant ces années-là. Plusieurs de ces artistes sont devenus célèbres, comme Luigi Veronesi ou Mario Nigro, d'autres ont fait une carrière très honorable, comme Gianni Dova ou Lucio Del Pezzo, d'autres ont été la traduction de diverses options picturales, et d'autres encore restent à redécouvrir: Entre tous, Sergio Dangelo demeure un cas très à part : il a été le fondateur du groupe Nucléaire, qu'a bientôt rejoint Enrico Baj, Il a aussi été le trait d'union entre l'ultime groupe surréaliste parisien et l'Italie.
Son travail est à nul autre comparable. Sur les murs de la galerie, nous pouvons également faire de belles découvertes comme les gouaches de Guido Biasi de la fin des années 1950, les techniques mixtes de Mario Raciti (toujours de cette même période), le pictogramme monumental de Gianni Bertini (datant de 1960), les compositions nerveuses d'Edoardo Franceschini, les écritures débridées de Paolo Schiavocampo,  Je ne saurais tous les citer: Mais sachez qu'il n'est pas commun, grâce à toute ce  oeuvres de la totalité  significatives, de pouvoir embrasser du regard l'esprit de toute une époque: Cette exposition est importante même si elle n'a aucune vocation exhaustive ou muséographique: Des peintres et des sculpteurs sont absents et on aurait parfois aimé des oeuvres plus significatives pour certains auteurs. Mais l'ensemble est assez représentatif pour que nous puissions remonter le cours du temps et comprendre ce que recherchaient tous ces créateurs dans la phase de la reconstruction de l'Italie. L'art était lui aussi à reconstruire.




A. R. Penk, sous la direction de Barbara Patttenghi Malacrida, Museo d'arte di Mendrisio (Tessin), 300 p., 38 euro.

Voici deux semaines, j'ai eu l'occasion de vous entretenir de la grande exposition d'A. R. Penk qui est actuellement présentée au Musée d'Art de Mendrisio dans le Tessin. Je souhaiterai vous entretenir un peu plus longtemps du superbe catalogue publié à cette occasion. En plus des études monographiques et biographiques, et aussi des nombreuses reproductions,  y découvre aussi un texte qu' A. R. Penk a écrit entre 1974 et 1975: Il l'a intitulé « Sur moi-même ». Il souligne d'abord que les spectateurs considèrent souvent son oeuvre comme étant son portrait : il ne les détrompe pas: Mais cette relation lui a inspiré un court récit ici reproduit. Il a voyagé un beau jour entre Berlin et Dresde, sa ville natale. Il s'était allongé de tout son long sur la banquette car il n'y avait dans le compartiment qu'un seul voyageur en train de lire: ce devait être un professeur.
Il s'est endormi et a été réveillé par un vieux monsieur qui est entré et a demandé s'il y avait de la place. Puis il a rebroussé chemin. Il se rendormit et se mit à penser au professeur. Il pensa aussi avoir mal agi avec le vieil homme. Il se demandait pourquoi ce dernier avait agi de la sorte. Il l'a interprété comme un antagoniste du professeur. Il s'est interrogé sur cette scène curieuse et l'a recomposée de diverses façons, ne cessant d'accumuler les hypothèses. A la fin, tant ces conjonctures s'enchevêtrant, il a renoncé à la moindre conclusion. Il se demande enfin s'il devrait ou non accompagner ses tableaux d'un texte ou non. Il laissera le choix au professeur ou au vieillard...




Frammenti, Tullio Pericoli, sous la direction de Michele Bononimo et de Tullio Pericoli, Ckira / Palazzo reale, Milan, 176 p., 30 euro.

Pour beaucoup de Français, le nom de cet artiste italien ne dira pas grand chose. Tullio Pericoli né en 1936 à Collo del Tronto (Ascoli), il s'affirme à la fois comme peintre et comme dessinateur. Par exemple, il a par exemple réalisé l'illustration pour Robinson Crusoé pour l'Olivetti. Il a une intense activité de caricaturiste (ou plus exactement d'humoriste » comme on le disait à Paris à la Belle Époque. Il a fait de nombreux portraits d'écrivains, d'artistes, de philosophes, souvent imaginaires, mais certains d'après le modèle. C'est ce versant de son activité qui l'a rendu célèbre. De surcroît, il a publié de nombreux livres. L'exposition du Palais royal de Milan qui se déroule en ce moment jusqu'en janvier prochain, présente un choix de ces brillantes pochades qui ont à la fois divertissant et pénétrant : il a toujours cherché à rendre l'anima de son modèle (c'est très frappant dans le cas de Marcel Proust et de Louis-Ferdinand Céline). Cette partie de son oeuvre, qui est largement diffusée et appréciée, et la part congrue de l'exposition. Il a voulu mettre l'accent sur les peintures récentes (même si le parcours commence en 1979 - , à l'époque il offrait au regard de l'amateur des constructions irréelles, qui étaient réalisés à l'aquarelle et au crayon, parfois à l'encre de Chine. Il déclare d'ailleurs dans l'intitulé d'une de ses oeuvres, Rubare a Klee (« Voler à Klee ») la dette qu'il a à l'égard du grand artiste de Berne. Il décrit un univers tracé par étages, paraissant perdu dans le nuage, en somme, dans un espace intemporel et indéchiffrable. Les compositions plus récentes réunies ici sont d'une toute autre nature.
L'impression d'ensemble que donnent tous ces tableaux est d'une perspective accélérée (allant vers le haut) nous faisant découvrir des champs à l'infini. Mais rien n'est moins sûr ! Il pourrait très bien s'agir d'agencement purement abstrait qui mettent ensemble des surfaces de forme et d'une tonalité toujours différente. Il apparaît cependant une combinatoire troublante à l'origine d'une unité générale fournie par une harmonie par tant de teinte proche, faite  pour la plupart de brun clair ou plutôt fonce, du noir également, et avec une rare touche de rouge. Toutes ces oeuvres ont en commun d'exploiter des modalités formelles très proches -, ce qui d'ailleurs n'empêchent pas de nombreuses variations. Tout n'est pas régi par une formule identique. Ce qui frappe surtout, c'est le raffinement du traitement de ce sujet absent, car il ont une indéniable force poétique, très fine et attirante. Au fond, Pericoli a voulu donner le jour à de monde tellement irréel qu'il avait fait dans le pays, mais avec une qualité expressive plus fine et plus douce. On ne s'interroge guère devant ce qui est représenté. On accepte ce champ (dans le deux en du terme) qu'il soit figuratif ou abstrait. Cette poésie prenante est telle qu'elle ne peut laisser indifférent : le regard est capté par cette étendue remplie de rectangles et de carrés qu'il a disposés de mille manières diverses.
On a l'impression de survoler des terres agricoles d'une altitude plus ou moins élevée. Plus je les observe, plus je songe à certaines pages de Gertrude Stein qui soulignait la fascination qu'elle éprouvait en avion, quand elle regardait la terre. Le paysage change d'aspect à partir d'un certain moment de son histoire intérieure : il sont vallonnés et perdent peu à peu leur relation avec le monde  de la campagne. Ce sont désormais des mouvements qui sont soulignés par de coup de pinceaux plus nerveux et irréguliers (il d'agit pour l'essentiel d'aquarelle). En somme, Tullio Pericoli a eu la faculté d'inventer un microcosme révélant une poésie ayant un charme infini et cette étrange poésie que j'évoquai. Cette exposition mérite le détour et le catalogue permet de faire la découverte du peintre alors que le dessinateur, lui, et d'ores et déjà connu d'un large public. Elle dure jusqu'en janvier prochain, et   le catalogue est une belle pièce à verser au dossier de l'art contemporain.
Gérard-Georges Lemaire
25-11-2021
 

Verso n°136

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