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[verso-hebdo]
09-12-2021
La chronique
de Gérard-Georges Lemaire
Chronique d'un bibliomane mélancolique

Voyage de mémoire, Patrick Zachmann, MAHJ/Atelier EXB, 224 p., 39 euro.

L'exposition des photographies de Patrick Zachmann au Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme à Paris (jusqu'au 6 mars 2022) est remarquable et, de plus, très émouvante. L'essentiel du parcours qui nous est proposé. La question que le photographe nous pose est d'abord de savoir ce que signifie être juif (il appelle cette recherche « quête d'identité). Son investigation, après les jours tragiques de la Shoah, nous présente d'anciens déportés, avec leurs numéros tatoués sur leurs bras (leur ultime identité avant la mort pour la plupart d'entre eux), des différents individus, religieux ou non (il met néanmoins l'accent sur des orthodoxes), de différentes origines, de grandes fêtes, de réunions familiales, d'individus saisis sur le vif, souvent sans la moindre pose, ou en tout cas le minimum, dans la vie quotidienne, chez eux ou dans la rue. Zachmann a beaucoup insisté sur sa propre famille et il a réalisé un film sur son père, qui est sans apprêt esthétique, mais qui permet de comprendre l'aphasie qui a saisi ceux qui ont vécu la période du génocide, qu'ils aient été eux même victimes, ou qu'ils aient perdu certains de leurs proches.
Le père de l'auteur a du mal à se souvenir, tout comme son épouse ou sa soeur. Ils ne trouvent pas leurs mots, ils ne savent pas dire ce qu'a été la réalité des choses. Ce silence, qui n'est que partiel, est lourd de nous force à nous interroger sur cet étrange microcosme où tradition et modernité se côtoient. Tous ces personnages peuvent parfois sembler peu gracieux, même laids, parfois encore digne d'une caricature antisémite. Il n'a pas voulu sublimer ses modèles et tout ce qui constitue son propre univers, même si lui appartient à une famille assimilée. A première vue, c'est à la fois drôle et tragique. La beauté n'est pas recherchée, au contraire. C'est l'humanité qui est mise en avant et qui, à la longue, finit par nous toucher. L'exposition ne se limite pas à cette exploration de la singularité des divers aspects, pittoresques ou non, de la judéité. Le photographe a travaillé aux Buttes Chaumont, au Chili (en quête des malheureuses victimes de la dictature de Pinochet), en Afrique du Sud en 1990, en Hongrie, en Pologne, en Ukraine, pour l'essentiel.
Mais ce qui reste le plus frappant, c'est incontestablement ses vues de ce qui demeure d'Auschwitz en l'an 2000 sous la neige. Là, il atteint une dimension esthétique qui contraste, cela va de soi, avec les lieux qui évoque l'horreur et la révolte. L'ouvrage qui rassemble tous ces clichés est la somme d'une expérience qui se distingue à la fois par son réalisme et par sa façon de faire que ces éléments et ces figures arrachés au réel se change en quelque chose de révélateur et de parlant, sans la moindre rhétorique, et apparemment sans la moindre recherche formelle, comme chez Walker Evans par exemple. J'ai été bouleversé par les photographies de Patrick Zachmann. J'ose croire que vous le serez également.




Destarac, l'ordre disruptif, préface de Yves Michalon, Fauves Editions, 112 p., 40 euro.

Michèle Destarac s'est placée dans l'optique de l'Ecole de Paris apparue à la fin de la dernière guerre. Mais elle est loin d'en être un épigone. Elle a choisi la voie de l'abstraction - une abstraction sans compromission, mais qui a insinué une sensibilité et une force étonnantes et aussi une originalité dans son style. En effet, elle a poussé très loin ses contrastes entre les plans colorés, les signes vigoureux qui traversent l'espace, l'agencement en apparence chaotique mais qui, en fin de compte, établi un équilibre puissant et une solide architecture de l'ensemble. Plus son écriture se révèle débridée et « sauvage » et plus le tout s'avère solidement ancrée sur la surface du tableau. C'est un paradoxe constant, un jeu de déséquilibre qui finit par créer un équilibre surprenant. C'est là qu'elle dévoile ses qualités majeures. Mais examinons comment elle procède avec les couleurs. Elle emploie des coloris d'une grande vivacité, dépassant de loin les audaces des Fauves, mais toujours avec le souci de produire une harmonie des plus déroutantes. Ces gammes ne semblent pas dériver d'un sens des accords de tonalités. Et pourtant, le tout possède sa cohésion.
On la sent assez proche de l'esprit de Cobra, dans ce que ce groupe d'artistes du Nord avaient de plus radical. Mais elle n'a pas semblé désirer faire référence à une catégorie de culture ancienne. Elle a, dans la grande solitude qui est la sienne, et qu'elle revendique, poursuivi une quête poétique qui ne peut exister que dans et par son instinct de la peinture. Cela ne signifie en rien qu'elle aspire à faire de cette solitude une valeur et donc un mérite. Tout simplement, elle ne saurait concevoir l'exercice de son art autrement que par ce langage qui ne fait que puiser dans un passé créatif récent, mais qui ne lui sert pas de modèle - il lui sert surtout d'encouragement à aller plus loin et avec plus de témérité. Il y a chez elle une démesure qu'elle parvient miraculeusement à contenir et aussi à rendre le contraire de ce qu'elle insinue. Des lettres et des chiffres font quelques fois leur apparition dans sa composition.
Ce ne sont plus que des signes car ils ne véhiculent aucun message précis. Leur seule fonction serait de rattacher ces configurations que les gestes emportés de l'artiste ont disposées sur la toile. La force qui est première dans ces créations s'accompagne néanmoins d'une sensibilité qui en corrige les effets. L'assurance qui semble guider sa main est contrebalancée par une hésitation, un infime tremblement (non du geste, mais de la pensée), une suspension du mouvement qui se devine contribuent à rendre ces oeuvres plus mystérieuses et plus complexes à la fois. En somme, Michèle Destarac joue un double jeu dans sa peinture et c'est cela qui la rend si attachante. Cette irruption de ces teintes sans beaucoup de nuances et ces plans désarticulés ne font qu'être les avant-courriers d'une menée secrète et plus nuancée de sentiments et d'émotions qui rendent le tout aussi fascinant et, en même temps, bouleversant.




Tous les amis sont là, Alain Dulot, La Table Ronde, 176 p., 16 euro.

Alain Dulot est un de ces auteurs qui savent encore associer l'érudition et un goût prononcé pour le récit bien filé. Il faut souligner qu'il a choisi un sujet qui s'y prête à merveille : les dernières années de Paul Verlaine et son enterrement au cimetière du Montparnasse. Il évoque les conditions misérables de l'existence du poète qui habitait rue Mouffetard (un coin de Paris qui était loin,à cette époque,d'être reluisant).Il relate sa vie sentimentale jusqu'à son mariage, sa plongée dans l'alcoolisme . Quand il décède, il demeure rue Descartes, derrière le Panthéon. Tout y distillait l'atmosphère délétère de la misère. Mais l'auteur ne fait pas un portrait-charge de Verlaine et n'en restitue pas une image d'Epinal. Il se montre très compatissant à l'égard de cet homme qui a été voué à la déchéance alors qu'il a été un des plus grands poètes de la fin du XIXe siècle. Il dépeint son enterrement en 1896, qui est bien loin de celui de Victor Hugo qui a réuni des centaines de milliers de personnes.
Mais il a néanmoins été entouré alors qu'on le mettait en terre. Nous découvrons les rapports compliqués qu'il a eu avec sa mère, qu'il aimait malgré tout et qu'il n'a jamais su lui dire. On le voit ensuite en compagnie d'Arthur Rimbaud et différentes anecdotes nous rappellent les tourments de cette relation pour le moins animée. Il nous dépeint la scène tragique qui s'est déroulée dans un hôtel de Bruxelles, quand Verlaine a tiré par deux fois sur Rimbaud, en le blessant très légèrement (cela l'a tout de même conduit en prison à Mons). La seconde partie de l'ouvrage relate ses funérailles, avec Gabriel Fauré qui joue son désormais célèbre Requiem, le lent défilé des amis et des admirateurs qui suivent, jeunes et vieux confondus, le corbillard dans les artères de Paris et le triste enterrement d'un homme si pauvre, si malade, si malheureux, qui entrait déjà dans la légende. Alain Dulot a brossé un portrait très émouvant du grand poète, qu'il ne sublime pas, mais qui ne se complait pas non plus à souligner les faiblesses. Il nous relate son existence toute entière par bribes et surtout par le jeu des circonstances apportées par son récit. Ce livre mérite vraiment d'être loué par sa belle écriture et par sa manière de nous restituer la figure de ce merveilleux écrivain dont on apprend aujourd'hui les poésies dans toutes les écoles de France. Verlaine nous apparaît ici tel qu'en lui-même, avec tous ses vices et tous ses malheurs, et sa grande vertu dans l'art poétique.




Gombrowicz mentaliste, Georges Sebbag, Tinbad, « essai », 168 p., 18 euro.

Le titre n'est guère attirant. En revanche, le livre l'est au plus haut point. Georges Sebbag est parvenu à nous faire entrer dans l'esprit de Witold Gombrowicz en mettant en avant certains de ses centres d'intérêt, certaines de ses postures, une certaine vision du monde. Je dois dire que j'ignore pour une grande part quelle fut l'existence de Gombrowicz (1904-1969) en dehors du fait qu'il fut un exilé - il a passé de longues années en Argentine, puis en France (il décède à Vence). L'auteur souligne le fait que l'écrivain polonais a été passionné par les surréalistes, qu'il a aimé comme eux mener une vie de cafés, qu'il a écrit son premier article sur Raymond Roussel. Il nous dévoile des pans importants de sa conception de la littérature (comme ici sa fascination pour le double). Il tient à nous faire toucher du doigt les orientations majeures de sa pensée et de sa littérature. Déjà dans son premier roman, Ferdydurke, voyage en Italie, paru en 1938, l'écrivain révèle une représentation du monde et de l'humanité en déployant une véritable sociologie et en ayant aussi une approche psychanalytique.
Lui-même saisit par le doute, il conçoit le monde comme le lieu de toutes les diversités et non un système, et ses valeurs paraissent se dissoudre. Dans La Pornographie, il précise que les relations amoureuses sont déterminées par la notion de mise en scène. En somme, c'est un leurre. C'est aussi un rejet des lois et des conventions. On trouve ensuite un passionnant entretien entre l'auteur de cet essai et Gombrowicz qui s'est déroulé en août 1967.Après qui, il analyse Cosmos, où l'écrivain développe une vision très noire de la nature et du temps. Il se révèle l'ennemi juré des systèmes philosophiques et en prend le contre-pied de façon assez systématique. Mais la noirceur qui émane de son diagnostic plutôt pessimiste est aussi un révélateur, même si la pensée n'est plus régie par une stricte logique. Mais il ne réfute pas entièrement la raison, qui peut être un agrément. Le cosmos dont il parle est fait de multiples différences ; mais il n'en est pas moins forclos.
Cela le conduit néanmoins à refuser toute traduction globalisante, en particulier dans le domaine du roman. Gombrowicz se fait paradoxal dans ces pages, mais il tient à mettre en évidence le fait que rien ne peut être une totalité hermétique, mais n'en demeure pas moins un champ relativement clos. Je vous laisse le soin de découvrir l'analyse très minutieuse de Georges Sebbag qui est louable, car elle montre que Gombrowicz se fait à la fois penseur et créateur de fictions, et que les formes de sa pensée peuvent devenir une fiction en soi et pour soi. C'est là une étude pertinente et qui se lit avec intérêt, d'autant plus qu'il sait rendre avec discernement la curieuse démarche de cet homme de lettres tout à fait insolite.




A monde nouveau, nouveaux musées, Neil MacGregor, Editions Hazan / musée du Louvre, « La chaire du Louvre », 256 p., 25 euro.

La question que pose le titre de cette étude est assez surprenante car depuis les années 1960, les musées n'ont pas cessé d'être recomposés pour ceux qui existaient déjà ou ont été conçus à partir de cette époque (le Centre Pompidou a été élaboré initialement comme un musée évolutif, ce qui a été un échec de ce point de vue). Les musées, tout comme les expositions n'arrêtent plus de subir des transformations notoires et surtout permanentes. Pour l'auteur, au cours du XIXe siècle, a vu le jour une idée du musée qui serait à la fois un lieu destiné aux érudits et pouvant cependant être ouvert à tous. Il tient à souligner que dans la première moitié de ce siècle de British Museum de Londres était le seul à exister. Il avait une vocation encyclopédique (sans doute bien lacunaire à l'époque - mais cela était sa vocation).
L'Apothéose d'Homère a été commandée à Jacques-Dominique Ingres pour orner le musée du Louvre afin de donner une représentation de la grande filiation culturelle qui va de la Grèce antique aux grands écrivains, musiciens et artistes européens dont les illustres représentants rendent hommage au poète aveugle. Le Museuminsel de Berlin, qui présentait l'art de l'Egypte ancienne ou de la Mésopotamie, il était alors évident qu'il avait un rôle secondaire par rapport à l'Alter Museum. Tout était régi par une hiérarchie des civilisations qui sera abolie par la suite. De nouveaux musées font leur apparition au début du XXe siècle. A Londres, on voit se diversifier les collections dès le règne de la reine Victoria (en particulier la National Gallery - une institution mise en place par la volonté du prince Albert). L'histoire de la muséographie devient de plus en plus pléthorique, d'autant plus que les musées privés se multiplient. L'auteur parle surtout du monde anglo-saxon. Il s'attache surtout à développer ce qu'a pu signifier la création en 2004 du National Museum of American Indians, qui a été édifié sur le National Mall de Washington - problèmes architecturaux, mais aussi problèmes politiques et idéologiques. Par ailleurs, il fait l'éloge du Metropolitan Museum of Art de New York.
Dans un deuxième chapitre, il met en évidence les nouvelles conditions nécessaires et suffisantes pour la création d'un musée digne des besoins actuels. En ce qui concerne le passé, l'auteur évoque les destructions subies par un pays : le château de Zamek détruit par les Allemands quand ils ont envahi la Pologne ou les points de repère culturels de la Lituanie. Il évoque aussi le problème de Berlin après 1945. Il s'intéresse de près au Humboldt Forum, où l'on a eu soin de revenir aux idées fondamentales de Wilhelm von Humboldt, ce savant tout à fait extraordinaire. L'accent a été mis sur la Wechselwirkung, l'interaction essentielle entre tous les phénomènes. La pensée d'Alexandre von Humbodt est également mise en exergue. Achevé en 2020, cet édifice ne sera accessible au public qu'en 2022. Dans un autre chapitre, l'auteur examine une question des plus intéressantes : la sécularisation des musées d'art pourtant remplis d'oeuvres d'art religieuses ! Cet essai a le grand mérite de poser des questions profondes sur le problème de la création des musées. En réalité, chacun des points traités ici mériterait un livre à lui seul. Mais déjà il nous permet de prendre la véritable mesure des difficultés à affronter et, aussi, des erreurs à ne pas commettre.
Gérard-Georges Lemaire
09-12-2021
 

Verso n°136

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