Dans les conversations habituelles sur l'enfance, émerge une vision généralement positive ou bien une approche psychanalytique éclairante, due à la vulgarisation des théories freudiennes. Mais au fait, de quelle enfance parle-t-on ? De quelle époque et de quelle classe sociale s'agit-il ? La lecture de romans comme Les Misérables de Victor Hugo ou L'Enfant de Jules Vallès nous rappelle vite que la condition des enfants a pu, il n'y a pas si longtemps, être terrible. Et cette anecdote racontée par Jules Michelet dans Le Peuple évoque brièvement un pan tragique de l'histoire de l'enfance : « Lorsque les manufacturiers anglais vinrent dire à M. Pitt que les salaires de l'ouvrier les mettaient hors d'état de payer l'impôt, il dit un mot terrible : « Prenez les enfants » »... Jusqu'au 29 mai 2022, à la Tour Jean Sans Peur - 70, rue Étienne Marcel Paris 2ème, l'exposition Gamins et poupardes - Enfances parisiennes au XIXe siècle nous apporte le regard si précieux et nécessaire de l'historien sur un thème que la psychologie et les sciences de l'éducation semblent avoir totalement investi. La commissaire d'exposition, Anne Delaplace, a parfaitement pris en compte que l'histoire de l'enfance croise des domaines aussi variés que la médecine, le travail, l'économie, le droit, les croyances collectives, etc. À neuf thèmes ici retenus correspondent chaque fois quatre sous-thèmes. L'abondante iconographie - sous forme de reproductions de peintures, illustrations, gravures, etc. - pare des séductions de l'image les évocations, descriptions et récits, tous très vivants.
Il a fallu attendre 1960 pour que l'enfance devienne un véritable objet d'histoire. Cette date correspond à la publication d'un livre fondamental : L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime de Philippe Ariès. Et, à ce propos, juste pour rappeler une différence considérable par rapport à nos jours, notons que la majorité légale était de... trente ans pour les garçons, sous l'Ancien Régime. Combien de temps restait-on alors « enfant » juridiquement ! Mais revenons à notre passionnante exposition, si concrète et précise, et au XIXe siècle parisien. On y apprend qu'en 1815, un tiers des Parisiens a moins de 25 ans. Et d'entrée de jeu, la condition sociale des parents déterminait leur rapport à la fécondité. Levant un épais rideau d'hypocrisie, il était juste, par exemple, d'évoquer ici toutes les « détresses ancillaires » générées par ces amours à l'étouffée (on apprécie, au passage, ces rappels terminologiques figurant en italiques dans l'exposition), en précisant qu'en 1890, pour 4624 mères célibataires accouchant à l'hôpital, plus de la moitié sont femmes de chambre ou cuisinières ! Et jusqu'en 1912, la mère ne peut pas intenter un procès en paternité. Si l'enfant a pu éviter l'avortement clandestin, on imagine sans peine comment son destin sera marqué par cet drame originel. Ensuite il est question de ce triste bureau municipal de la Direction des nourrices, rue Sainte-Apolline, et du taux de mortalité des enfants placés à la campagne, de l'apparition polémique des crèches. Puis vient ce large chapitre de l'enfance abandonnée (en 1815, une naissance sur cinq aboutit à l'hospice des Enfants-trouvés). Et l'évocation de ce que fut le tour d'abandon (sic) de la rue d'Enfer bouleverse le visiteur, comme tous ces enfants chétifs, morbides, « nés dans l'affliction et cumulés en maison commune », comme le résumait le chirurgien Tenon. Mais il y a aussi l'enfance « choyée et parée » de la bourgeoisie avec la cérémonie du baptême, et cette diffusion du modèle britannique de la nursery, les vêtements carcans (cerceaux, corsets, gilets), l'école bien sûr, et l'instruction civique remplaçant la morale religieuse, les précepteurs ou la rude pension pour certains (Romain Rolland témoigne du « sentiment de captivité qui pesait sur l'enfant choyé »). Même les loisirs étaient sous surveillance... Misère d'un côté, étranglement de l'autre : ah, il n'était pas drôle d'être un petit Parisien au XIXe siècle ! Apprentis ou travailleurs, bien des enfants pauvres ne bénéficiaient pas de la liberté de Gavroche : par exemple le « gamin » (aide verrier à l'origine), le « pignouf » (apprenti cordonnier) sont pris entre exigences familiales et professionnelles, le travail journalier étant limité à huit heures avant douze ans... Peut-être, à ce moment de l'exposition, le visiteur peut-il s'aviser que cette condition accablante de maints poupards parisiens d'alors correspond-elle à celle endurée aujourd'hui par des milliers d'enfants dans certains pays, sous-développés ou non... Un vent de liberté ne souffle pas longtemps sur les évocations qui suivent, de la musarde, du galopin battant le pavé, du polisson industriel vagabondant : la prison de la Petite-Roquette accueillera ces vauriens, émeutiers en puissance... Une illustration pour le périodique « Le Petit Journal » nous montre à ce propos une effroyable « Confirmation à la chapelle de la Petite-Roquette ».
À la fin de cette exposition, souvent poignante et toujours véridique, la partie intitulée « L'enfant et la mort » peut résonner comme... une délivrance. Et cette photo de tombe d'enfant au cimetière du Père-Lachaise, montrant la statue d'un marmot allongé dans un doux sommeil, s'impose comme l'ironique symbole d'une accablante condition socio-historique.
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