Sortis la même semaine, Memoria et Magnétiques, deux films aux esthétiques très différentes, peuvent être reliés par leur étonnante approche du son... Ni bruits ni notes de musique et difficiles à situer, les sons peuvent hanter, captiver, effrayer. Et si des acouphènes nous inquiètent, certains paysages sonores suscitent de profondes euphories.
Le silence d'un rideau blanc dans la pénombre... Brusquement le son mat, étouffé d'une explosion. L'héroïne, Jessica (Tilda Swinton), se réveille en sursaut : était-ce un rêve ? Ou une réalité, mais alors à quoi correspond-elle ? Memoria, le long film (2h16) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul va, en lents travellings et longs plans fixes, traverser deux alternances : celle de l'intériorité/extériorité de ce mystérieux « bang », et celle du silence épais/son indécidable. La musique de film étant absente et les dialogues limités. Le réalisateur - dont on a dit que son nom était aussi difficile à prononcer que son cinéma à interpréter - montre en vérité une constance dans sa recherche, moins expérimentale que méditative, qui doit faciliter la compréhension. Déjà, dans Tropical Malady, le bruissement de la nature opacifiait la voix des acteurs... Ce cinéaste de la jungle, ici colombienne, cet artiste féru de bouddhisme, de fantastique, de mythologie et d'archéologie, propose en fait chaque fois un voyage intérieur. Et tous ceux qui acceptent de « lâcher prise » sont récompensés par une expérience cinématographique rare, à vivre... D'abord le niveau du sens, de l'investigation, interroge le statut de cet étrange son : explosion liée à un attentat, à des feux d'artifice, au dynamitage consécutif à des travaux (creusement de tunnel), voire à un engin extra-terrestre, ou bien alors hallucination auditive (« syndrome de la tête qui explose » ressenti durant plusieurs mois par le réalisateur) conduisant Jessica, de plus en plus inquiète, à consulter un médecin ? Quand elle déjeune dans un restaurant de Bogota avec des amis, elle entend plusieurs fois distinctement ce son, mais personne autour d'elle ne réagit. Jessica n'est-elle pas une « antenne » (comme le dit Herman, un personnage du film) percevant des sonorités, inaudibles pour tous et venues d'arrière-mondes ? Ce son inassignable reste en tous cas une occasion de traverser des couches de mémoire, individuelle et collective. Fantastique, il témoigne que poreuse est la frontière entre intériorité et extériorité... Mais, à ce niveau de recherche (on pourrait y retrouver l'inspiration de Blow up), il convient d'ajouter l'essentiel : une expérience de cinéma visionnaire, hypnotique, que métaphorise la longue scène avec ce personnage allongé dormant les yeux ouverts. Pour Weerasethakul nous sommes hantés - mais nous nous en défendons - par les morts, les rêves, les civilisations englouties, les réincarnations et les anticipations. Si nous nous abandonnons à cette méditation, le temps perd sa linéarité, se fige, ou alors se boucle en Éternel retour. Le son mystérieux qui scande le film est-il au final le signal détonant d'un départ vers l'Ailleurs ? Il confirme en tous cas pleinement le caractère énigmatique de l'art (« Rätselcharakter der Kunst ») qui, selon Adorno, le caractérise, en résistant aux interprétations, explications réductrices.
Le son mixé, la musique « New wave », les « radios libres » des années Mitterrand... Tout un espace d'expression pour les jeunes d'alors, et particulièrement pour le héros du premier film, prometteur, de Vincent Maël Cardona, Les Magnétiques. Jeune homme doux, timide, et à l'ombre de son frère aîné Jérôme, impulsif et révolté, Philippe trouve dans le monde sonore, lui le mutique, une parole de substitution. Platines, cassettes, tables de mixage bandes magnétiques (de là le titre du film) n'ont aucun secret pour ce virtuose des ambiances, des truquage sonores. Entre DJ et compositeur de musique concrète, Philippe offre cette clameur, comme un bouquet de hertz et décibels, à celle dont il est épris et qui, malheureusement, vit avec son frère. Vient pour l'adolescent le service militaire avec sa mise au pas, mais aussi cette rencontre avec quelqu'un qui a compris son talent, et veut le propulser dans le monde foisonnant des radios d'alors... Par petites touches et plans rapprochés, sans dialogues explicatifs, Cardona ne se contente pas de nous offrir un émouvant récit d'apprentissage et le tableau fidèle (presque documentaire) d'une époque, il nous fait ressentir ce que peut devenir, transporter l'univers des sons pour un jeune à la limite de la schizoïdie. Thimotée Robart interprète à merveille ce personnage attachant. L'écart entre la vibrante playlist du film, l'énergie dispendieuse de la jeunesse, et la mélancolie tendre de cette sortie de la puberté - façon « Grand Meaulnes » - aussi bien que la nostalgie palpable de ces années Mitterrand, affole le potentiomètre du spectateur. Ces modulations émotionnelles séduisent en douce... Comment échapper à l'ennui provincial, à un plat destin professionnel et à des crises familiales à répétition par la seule grâce des sons, de leur timbre, de leur fréquence, de leur intensité, de leurs connotations : le film Les Magnétiques nous offre une introduction et un mode d'emploi qui vont enthousiasmer les spectateurs, aussi bien que les DJ inspirés d'ailleurs. Et bien entendu les épigones de Varese, Russolo, Schaeffer et compagnie...
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