La jeune artiste Christelle Téa (elle est née en 1988) a été invitée à dessiner « sur le vif » dans les quatorze musées et sites de la ville de Paris. Il en résulte une exposition d'une soixantaine de ses dessins (jusqu'au 5 décembre) au Musée Cognacq-Jay, qui révèle une créatrice hors normes. Une vidéo la montre en train de dessiner, à plat-ventre dans une pièce du musée, le nez dans son oeuvre qu'elle réalise à toute vitesse sans esquisse préparatoire ni repentir, le stylet à la main. On pense à Paul Valéry observant Edgar Degas : « Il arrive que ce dessin enivre l'exécutant, devienne une action forcenée qui se dévore elle-même, s'alimente, s'accélère, s'exaspère elle-même, un mouvement de fougue qui se hâte vers sa jouissance, vers la possession de ce qu'on veut voir. Tout l'arbitraire de l'esprit, comme tout le vide de l'espace à couvrir sont attaqués, envahis, occupés, par une nécessité de plus en plus précise et exigeante. »
Bien sûr, nous reconnaissons parfaitement, par exemple, le Lit à la Polonaise ou L'Escalier du Musée Cognacq-Jay, mais nous voyons bien que le dessin d'imitation se change en improvisation sous l'effet de la « furor » de l'artiste, comme disait Vasari, qui se nourrit d'elle-même et travaille à défaire l'imitation plutôt qu'à la réaliser. Chez Christelle Téa le dessin ne semble pas chercher, dans le tissu de l'expérience, un modèle à reproduire : l'exactitude n'est pas vraiment son problème, quand bien même nous admirons l'extraordinaire précision d'une infinité de détails. Non : dans les musées qu'elle parcourt, elle a trouvé un matériau à élaborer, et les opérations qu'elle met en oeuvre aux fins de cette élaboration (la délimitation des contours et la définition des formes, la distribution des lumières et des ombres) ne visent pas vraiment l'achèvement, mais plutôt une sorte d'inachevé.
C'est ainsi que le dessin de Christelle Téa, parce qu'il n'est pas encore conformé par un regard extérieur ni entièrement soumis aux lois de la reconnaissance, constitue une voie d'accès à la singularité de l'artiste. Déjà Roger de Piles observait dans son Abrégé de la vie des peintres en 1708 que c'est dans le dessin que l'artiste « s'abandonne à son génie et se fait voir tel qu'il est. » Or, telle qu'elle est, Christelle Téa se révèle comme une force illimitée. Elle n'emprunte pas, comme aurait dit Max Friedlander, « la route longue et épuisante des procédures artisanales ». Ses dessins constituent une scène sur laquelle apparaît la théâtralisation de son expressivité. Surdouée, elle semble rejoindre sans effort la fameuse conception du dessin formulée par Matisse au début des années 40. Pour lui, l'exercice du dessin supposait un état, non de maîtrise, mais de disponibilité, une forme de réceptivité où se redéfinissent les catégories de l'action et de l'invention traditionnellement associées à l'impulsion créatrice. La maîtrise, Christelle Téa la possède sans discussion, mais il me paraît évident qu'elle sait aller au-delà et qu'elle laisse jouer avec jubilation son impulsion créatrice. C'est cela qu'il faut goûter et admirer au musée Cognacq-Jay.
www.museecognacqjay.paris.fr
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