Dans certains films de science-fiction dystopique, une catastrophe de grande ampleur a figé, voire anéanti toute vie sociale... Séquence récurrente, le héros du film, ignorant de ce qui s'est passé, ahuri, roule des kilomètres dans sa voiture, étrangement seul sur la route, traversant de nombreuses agglomérations vides, mortes, et croisant des véhicules ça et là abandonnés, une portière ouverte. Il tombe sur une station-service, sort vivement de sa voiture, et enfin son regard s'arrête sur un humain. Mais celui-ci, inerte, pétrifié, l'oeil dans le vague, assis sur un tas de vieux pneus, ne réagit même pas à sa présence.
Cette évocation filmique ne nous éloigne pas, nous rapproche même des photographies de Gregory Crewdson. En effet Gregory Crewdson reste aujourd'hui l'un des meilleurs représentants de la « staged photography », c'est-à-dire un genre de photographie scénarisée, cinématographique, réalisée en équipe, avec des figurants et même un... directeur de la photographie ! En plus, on n'est pas étonné d'apprendre - dans une interview récente du magazine Numéro - que ce photographe américain, qui vit et travaille entre New York et le Massachusetts, adore les cinéastes Spielberg (dimension science-fictionnelle ?), Hitchcock (sourde angoisse ?), Malik (ampleur de la vision ?), et Lynch (« inquiétante étrangeté » ?). Il ne reste plus que deux jours, hélas, pour admirer à la galerie Templon (28, rue du Grenier Saint-Lazare Paris 3ème) cet ensemble extraordinaire de quinze photographies panoramiques.
Bien sûr, on est enclin à croire que la situation présente de catastrophe pandémique, de confinement ou de couvre-feu, de vie sociale gelée, a pu servir d'inspiration directe à l'artiste. Mais en fait il a entamé dès 2018 cette nouvelle série (An Eclipse of Moths), sans imaginer ce qui allait, deux ans plus tard, conférer à son oeuvre cette troublante actualité. De toutes façons, l'ampleur et la polysémie de cet ensemble photographique ne peuvent s'épuiser dans le seul décodage sociologique. Lequel, utile, aurait bien sûr insisté sur la représentation d'une Amérique fracturée, en crise, désindustrialisée, en proie dans ses zones sinistrées à la misère et au désespoir. Une Amérique aujourd'hui condamnée, comme ailleurs, à une morne désocialisation. Mais il convient d'élever ces photographies au-dessus de l'actualité, sauf à parer celle-ci d'une dimension philosophique, existentielle, et bien sûr esthétique.
Car c'est aussi à une méditation sur la vacuité, la grandeur d'un monde où l'homme reste fragile, brisé, en quête d'une improbable rédemption, que Gregory Crewdson nous invite dans ses amples photographies en couleurs. « La thématique de la fracture étant très importante, j'ai voulu que tout dans l'image semble désolé et hors du temps : les magasins sont fermés, les voitures cassées, les routes fissurées, l'herbe a trop poussé, les habitants sont eux aussi brisés... », dit Crewdson dans la même interview. Comme dans toute oeuvre artistique maîtrisée, chaque détail de ces photographies renvoie à l'ensemble constituant un paysage mental, l'allégorie d'un sentiment. Ce monde à l'abandon ne nous parle-t-il pas de l'homme seul, délaissé, privé de toute assistance divine, en état stuporeux de déréliction ? Maculée, décrépite, partout jonchée de flaques, cette petite ville de Nouvelle Angleterre aux bâtisses délabrées, aux routes humides et presque désertes et aux caddies abandonnés, est devenue, par les photographies scénarisées de Gregory Crewdson, le symbole d'une langueur fatale qu'aucun désir ne semble pouvoir secouer... Si par exemple l'on scrute la photographie intitulée The Cobra (une enseigne abandonnée), on peut voir une femme, de trois-quarts dos, tenter, en soulevant sa robe et découvrant son pubis, d'exciter un jeune homme en face qui, inexpressif, les bras ballants, la fixe sans même la voir. Ailleurs, les personnages, isolés, prostrés, minuscules dans ces vastes zones déshéritées que la végétation semble vouloir reconquérir, jamais ne se parlent ni ne sourient. On évoquerait trop vite les profondes solitudes des personnages chez le peintre Edward Hopper. Mais, autant la palette rutilante de ce dernier vient démentir une morosité possible des figurants, autant l'éclairage cinématographique et le travail en post-production choisis par Crewdson, favorisant les tons rompus, les gris bleutés, les bruns pourpres et les verts froids, en éliminant les contrastes marqués et les couleurs vives, convergent avec l'attitude brisée, abattue de ses personnages.
La série photographique, minutieusement élaborée par Gregory Crewdson, ne dirait-elle donc que mort, tristesse, effondrement ? Non, la végétation, omniprésente et parfois intrusive, témoigne d'une puissante vie non humaine, prête à prendre rapidement la relève. Souvent les vapeurs d'une brume nimbent de mystère ces lieux déshérités. Enfin, le ciel reste toujours limpide, d'une douceur infinie, et comme auréolé parfois de lueurs surnaturelles...
Les impressionnantes photographies de Gregory Crewdson ont exploré toutes les nuances du sentiment d'abandon. Bien sûr, vous ressentirez ici l'isolement, l'oubli, le délaissement. Mais voici qu'en filigrane et peu à peu, la volupté inavouable de tout abandon poindra. Comme, derrière ce renoncement peut-être suicidaire, la noblesse esthétique du désintéressement.
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