Lorsqu'elle s'inscrit dans le système de l'art contemporain, qui est sorti des modèles de l'art classique et de l'art moderne, la photographie se fait pièce d'un agencement : installation ou performance ou documentation ou analyse conceptuelle. Elle ne vaut donc plus pour elle-même. Dès lors, diverses hétérogénéités (style, format) se notent dans un même ensemble. Et une certaine négligence dans le rendu peut, sans effet sur le concept, se déplorer. Le Festival de la jeune photographie européenne, Circulation(s), au CentQuatre-Paris, 5 rue Curial 19ème, qui en est à sa onzième édition (si ouverture au public le 2 mai, et sinon en ligne sur www.festival-circulations.com), développe largement cette modalité de la photographie.
Il est annoncé clairement que le festival est « fondé sur des valeurs d'éducation et de transmission autour de l'image », et que ces rendez-vous (33 artistes de 12 nationalités différentes, et un focus sur le Portugal) « interrogent les frontières entre photographie et art contemporain ». Dès lors, on n'est pas étonné que le collectif Fetart, créateur et organisateur du festival Circulation(s), ait confié les... circulations (pour bien habiter le concept !) dans l'exposition à de jeunes scénographes (studio Big time), et qu'un grand nombre de textes de présentation fassent référence à des « questionnements », « analyses », « croisements », etc. Ainsi, pour ne citer que ces deux photographes, Anne-Sophie Aucler « questionne notre rapport aux images, au temps et à la mémoire » (sic) tandis que la pratique d'Eleonora Agostini « se situe au croisement de la photographie, de la sculpture, de la performance et de l'image » (sic) ; et majoritaires sont les artistes qui utilisent des photographies pour jouer avec les représentations. Par exemple, le hollandais Jesper Boot (Power), imaginant les membres de sa famille comme des figures politiques, les photographie dans des costumes, décors et attitudes où généralement s'installent les politiciens. Dans la même veine ironique, l'italienne Chiara Cordeschi (Be a woman) récupère des photographies disparates illustrant le parcours conventionnellement balisé d'une femme occidentale aujourd'hui. Les suisses Johanne Joho et Thomas Lopes (All inclusive) créent, à partir de photos prises dans les Alpes et le Jura, le catalogue d'une agence de voyage proposant des destinations... extra-terrestres, se moquant ainsi de l'avidité et de la vanité d'un certain tourisme. L'ukrainienne Hanne Zaruma (No name), par un montage frappant de photographies numériques, laisse entrevoir un inquiétant avenir transhumaniste... On ne peut tout citer ici, et s'il est vrai que différents « concepts » déclinés peuvent retenir, il est rare que les photographies, évaluées pour elles-mêmes, témoignent d'une quête esthétique notable. C'est par exception le cas d'Élie Monferier (Sang noir) et de quelques autres. Mais du coup leur concept risque d'être parasité...
Elles ne sont pas les pièces d'un agencement qui produit du sens, les photographies du belge Harry Gruyaert (exposition Maroc, jusqu'au 2 avril à la Magnum Gallery - 19 rue Hégésippe Moreau Paris 18ème), mais elles se donnent à contempler en tant que telles, dans le flamboiement de leurs couleurs. Et cette modalité de la photographie comme oeuvre à part entière se renforce de ce qu'ici les photographies ressemblent à des peintures, par exemple orientalistes. Pourtant, c'est en 1968 sa rencontre avec les oeuvres de Rauschenberg et Lichtenstein qui a converti Harry Gruyaert à la couleur. Et son premier voyage au Maroc, en 1969, scella définitivement cette conversion à la photographie couleur. Ce choix n'est pas anodin, tant la photographie en noir et blanc, elle, ploie sous ses lettres de noblesse, ses références prestigieuses. La photographie couleur risque de se noyer dans l'anecdotique, perdre son sujet et sa forme dans le bariolé. Gruyaert évite aisément ce piège par une réduction de sa « palette » à des couleurs dominantes, souvent complémentaires (orange/bleu par exemple), ensuite par la composition d'un ensemble visuel (espace/personnages) à saisie globale, enfin par un traitement luminescent de la couleur, qui ravit le spectateur avant même que le sujet lui apparaisse. Par exemple, cet espace saisi en large perspective au soleil couchant est une peinture ocre jaune et brun Van Dyck avant d'être une foire paysanne à l'orée d'un village marocain. De la même façon, dans cette autre photographie, que voit-on surtout, sinon des bandes terre de Sienne ou orange foncé, un aplat mauve et une fine bande bleutée ? Puis l'on découvre que c'est un bord de mer. Il n'est pas rare que les personnages féminins se réduisent à des silhouettes, à des taches noires. La petite fille au bandeau rouge au premier plan serait-elle entrée dans l'objectif du photographe si le vert froid d'une palmeraie ne s'était pas étendu au second plan, juste au-dessus ?... On peut également s'intéresser au document ethnographique révélant le poids des traditions dans les campagnes marocaines. Souvent d'ailleurs les femmes, qui répugnent à être photographiées, sont prises de dos quand elles ne se cachent pas leur visage. C'est une modalité récurrente en effet de la photographie de rester un document, même si ce n'est pas son intention unique ou principale.
Pourtant ce Maroc de Gruyaert n'est pas du photoreportage. Mais bien davantage le bonheur d'un accord vibrant à exalter : « Il y avait là un accord splendide entre les formes, les couleurs, les gestes quotidiens et la nature », s'extasie le photographe.
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