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[verso-hebdo]
25-02-2021
La chronique
de Pierre Corcos
Atypique et joyeux Iosseliani
Les cinéphiles doivent connaître le site en ligne de la cinémathèque (www.cinematheque.fr/henri/) qui propose gratuitement des films muets et parlants, des fictions et documentaires, des oeuvres formatrices (Jean Epstein), des analyses de genres (serial, western), des films d'avant-garde et des incunables, des causeries sur le cinéma (Henri Langlois), de passionnantes rencontres (Godard/Daney), des focus sur des réalisateurs comme Jacques Rozier, Raoul Ruiz, Jean-Claude Brisseau ou Otar Iosseliani. Il est regrettable que l'on ne connaisse pas davantage Otar Iosseliani, d'origine géorgienne, né en 1934 à Tbilissi, qui a pourtant cumulé les plus grands prix du cinéma (Mostra de Venise, prix Louis-Delluc, Ours d'argent à Berlin, etc.) mais qui, convenons-en, reste inclassable. Sans doute parce qu'il est un esprit libre, frondeur, léger, malicieux, jadis réfractaire aux diktats du communisme, et par la suite aux aberrations de la société capitaliste. Son oeuvre cinématographique, à la fois burlesque et poétique, décalée et musicale, surprend mais ravit en profondeur : un sentiment de jubilation et même de bonheur (sans illusion) s'en dégage... Un documentaire proposé sur ce site en ligne, réalisé en 1988 pour la télévision, intitulé Un petit monastère en Toscane, sans aucun dialogue, sans voix off, offre une bonne introduction au cinéma d'Iosseliani. Et, si l'on veut continuer sa découverte, il y a cinq courts-métrages supplémentaires.

Les chants, offices et prières de cinq moines augustins français, dans l'abbaye de Sant'Antimo, un petit monastère en Toscane non loin de Sienne, installent le film du cinéaste géorgien dans le rite. Et le rite est globalement appréhendé ici comme toutes ces pratiques réglées, symboliques ou non, scandant les jours des villageois de Castelnuovo dell'Abate. S'occuper des chevaux, sarcler, biner, faucher, labourer, cueillir des olives, couper les branches mortes ou veiller à la vinification (Iosseliani double ces deux activités par les chants religieux entendus au début), de la même façon que découper le porc deviennent tout de suite, par un montage original où le chant et l'image se chevauchent étonnamment, bien plus qu'un document ethnographique. Toute ces activités entrent en effet dans un ordre précis, rigoureux (Iosseliani était mathématicien), une partition (il était aussi musicien, diplômé de composition et de direction d'orchestre) transcendant la banalité chaotique du quotidien et ouvrant à une réalité plus vaste. Ainsi, des chants traditionnels toscans et des aboiements lointains accompagnent la promenade rituelle des moines. En même temps, seconde caractéristique essentielle de ce film, et plus généralement de ce cinéma : il joue avec les significations habituelles grâce à la bande sonore. Iosseliani confie : « (...) elle peut donner à l'image un autre sens. Si l'on parle de montage vertical, tu déclares un son lié à l'image au début et puis tu montres une autre image, mais accompagnée du même son. Tu crées des associations que tu emploies comme une méthode de mise en mémoire de ce qui précède ». Ce chevauchement son/image vise à produire différents effets. Et par exemple une certaine étrangeté, comme dans cette séquence où des chants religieux enveloppent le travail prosaïque d'une lavandière. Les télescopages ont parfois une portée humoristique et/ou subversive. Filmant les rituels sociaux dominicaux, Iosseliani s'attarde sur les parades familiales, embrassades, retrouvailles chaleureuses, puis se focalise sur les chaussures, noires et bien cirées... Le plan d'après, on voit les pieds du Christ cloués sur la croix ! De la même façon, on passe sans transition de la messe à un repas bourgeois. Au restaurant succède une séquence où un peintre... restaure une fresque. Bruyants, le bal populaire, la fanfare municipale et la retraite au flambeaux sont suivis de séquences feutrées, silencieuses. Les chants traditionnels ou religieux se mixent savamment à des plans généraux sur la nature toscane embrumée. D'un simple documentaire, Iosseliani a fait une composition musicale, parsemée de surprenants contrepoints. Un petit monastère en Toscane s'achève sur la moqueuse promesse de revenir vingt ans plus tard...

Se référant à des formes musicales (fugues, préludes) comme fines méthodes de construction, le réalisateur ne veut pas s'encombrer de la parole, commentaires ou dialogues. Et voilà pourquoi on l'a tout de suite associé à Jacques Tati, autre cinéaste atypique. Par ailleurs, ses films « muets » et aux scénarios pour le moins ambigus l'ont sans doute aidé à contourner la censure communiste. Celle-ci l'a obligé finalement à s'installer en France en 1982. Une fois là, il s'est moqué avec brio de la propriété des oeuvres d'art (Les Favoris de la lune 1984), de la cupidité bourgeoise (La chasse aux papillons 1992), tout comme il ridiculisait subtilement, vingt-six ans plus tôt, la doctrine officielle communiste (La Chute des feuilles 1966). Pessimiste gai, anarchiste désabusé, Otar ne se fait pas la moindre illusion sur ce qu'il reste de liberté véritable à l'artiste : là-bas traqué par les idéologues, ici truqué par l'exigence de rentabilité !... Filmer les pratiques sociales, les us et coutumes comme un ethnographe, puis malicieusement découper, monter son matériau, enfin le mettre en musique avec l'ivresse d'un bon Géorgien et surtout l'alacrité, l'espièglerie d'un surdoué qui ne prend jamais le monde au sérieux, voilà la touche irremplaçable d'Otar Iosseliani.
Pierre Corcos
corcos16@gmail.com
25-02-2021
 

Verso n°136

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