Dans cette tempera dessinée autant que peinte, datant de 1960 et intitulée World, les lignes blanches, bleutées, effleurées d'un soupçon de rose pâle, se croisent et recroisent sans cesse dans une dynamique de mouvement brownien, jusqu'à produire une trame et un fouillis si denses que l'on ne distingue presque plus un fond sombre, d'une inaccessible profondeur. L'oeuvre fait monde, cosmos. Microcosmos en fait, car elle est petite (12,5 x 17 cm), intime, porteuse d'une parole vibrante mais chuchotée. « Les lignes blanches en mouvement symbolisent la lumière comme l'Un au travers duquel circulent tous les compartiments de la vie en vue de dynamiser l'esprit des hommes, d'étendre leur énergie vers une relativité plus vaste », affirme Mark Tobey (1890-1976), dont la galerie Jeanne Bucher Jaeger (5, rue de Saintonge Paris 3ème) nous propose, jusqu'au 12 février, une remarquable exposition non commerciale, au titre métaphysique et shakespearien : Tobey or not to be ?
Cette exposition a été réalisée en collaboration avec la Collection de Bueil et Ract-Madoux.
La quarantaine d'oeuvres, différentes par les techniques (tempera majoritaire, gouache, huile, encre), les couleurs, les manières, et s'échelonnant sur trente années de création, de 1940 à 1970, baigne pourtant dans l'unité amniotique d'une inspiration puissante. Inspiration à l'évidence spirituelle. Et, sur les murs de la galerie, les paroles de l'artiste nous persuadent qu'elle transcende largement les catégorisations esthétiques (« abstraction », « figuration », etc.), la spiritualité de cette inspiration, et qu'elle n'assigne point l'artiste à une position définie. Dans une lettre de 1955, Tobey écrit : « L'abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. (...) Je n'assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu'un qui regardait une de mes peintures : où est le centre ? ».
Celui qui a dû attendre la cinquantaine pour véritablement trouver sa voie artistique n'a point perdu au change. Ce temps long de maturation l'a sans doute protégé de l'inspiration prématurée, hâtive, ou du procédé. La nature sauvage du Wisconsin, l'histoire naturelle, le dessin, la littérature, la solitude contemplative ont nourri son enfance. Puis, comme peu de peintres, il a passé une grande partie de sa vie à s'ouvrir à de nombreux domaines. Déjà, sa conversion à la foi bahaï en 1919 était le signe d'une recherche d'unification, d'englobement. Cette « religion mondiale indépendante » veut en effet dépasser les croyances particulières (tout comme l'art de Tobey dépasse les écoles esthétiques) pour favoriser l'unité spirituelle de l'humanité. Au bahaïsme esthétique de Tobey, il faut ajouter la découverte de la calligraphie en 1922 avec le maître Teng K'weï, l'étude de la philosophie, de la cosmogonie, également les nombreux voyages en Europe et en Asie (en 1934, il séjourne dans le monastère zen de Enpuku-Ji, près de Kyoto). Comment ne pas trouver de liens entre ses Écritures blanches et la pratique de la méditation ? Il dit : « La peinture doit être le fruit des canaux de la méditation plutôt que ceux de l'action. La rectitude de l'esprit deviendra pour nous un point de vue nouveau, tandis que les arts d'Orient et d'Occident se rapprocheront ». Introversion radicale de Mark Tobey qui « figurerait » (donc pourquoi parler d'abstraction ?) le fourmillement du mental ? Mais en même temps, cette vie intérieure vibrionnante paraît le troublant reflet du ballet électrique des atomes (observez Escape from Static 1968), ou bien de l'expansion des galaxies (scrutez White Space 1955). Enfin, hors thématique de représentation (le cosmos, la ville, le mental, etc), on goûtera simplement les délicats jeux de nuances et de luminescence proposés par le peintre. Ou le vibrato insistant créé par la répétition, à variations minimales, de cellules arrondies. Au moment où il peint ces oeuvres-là, la musique dite « répétitive » émerge aux Etats-Unis, et il est fort probable que l'artiste s'y soit intéressé... L'exposition de la galerie Jeanne Bucher, par l'intelligence de l'accrochage, permet de multiples et féconds rapprochements, où le physicien, le philosophe, l'esthète ou le méditant zen trouveront sans doute des réponses plastiques communes à leurs différentes préoccupations. Il est vrai que cette prestigieuse galerie, ayant exposé régulièrement depuis 1955 les recherches de l'artiste, semble la plus à même de les donner à redécouvrir et comprendre.
La réserve, la timidité de ces petits formats et de ces teintes adoucies à la détrempe s'accordent étonnamment, en une formule originale, propre à Mark Tobey, avec l'exubérance de la technique « all over » (couvrir toute la surface sans hiérarchie notable) et avec un grouillement vitaliste. La musique (il était aussi compositeur), la spiritualité, la vie intérieure méditative ou... la mécanique quantique écartent l'oeuvre de ce solitaire discret de la seule problématique abstraite de la peinture, des formalisations picturales ou des formules. L'intuition d'une continuité entre le monde intérieur et l'univers : en cela consiste aussi la spiritualité. Et celui qu'on surnommait « le mystique du Northwest » a voulu rendre visible l'énergie habitant cet espace commun supposé. Peindre la vibration de ce continuum matière-vie-esprit. « Tout ce qui existe, tout être humain est vibration », dit Mark Tobey.
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