Il s'est tari « le lait de la tendresse humaine », pour reprendre la superbe formule de Shakespeare, les ersatz thérapeutiques n'ont pas remplacé la vivifiante et réparatrice panacée... Alors, soit que le capitalisme ait à la longue généré maints comportements individualistes, bornés autant à l'obsession de la réussite qu'à la hantise du déclassement, soit encore que la complexification des sociétés pulvérise l'Eros en une myriade d'objets d'investissement, souvent matérialistes d'ailleurs, soit enfin que les liens familiaux basiques se soient effilochés ou embrouillés, l'amour aujourd'hui fait gravement défaut. Noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx), l'amour absent est une tragédie pour ceux qui en ont le plus besoin, les êtres fragiles, dépourvus des moyens pour faire avec (ou plutôt sans), les blessés de la vie, les enfants... À travers le prisme d'un couple qui se déchire, n'a cure de leur enfant qui entrave les projets de reconstruction de chacun, l'admirable film Faute d'amour, d'Andreï Zviaguintsev, dresse le terrible constat d'une Russie ayant perdu son âme dans la course à la réussite matérielle et au bonheur en boîte, que promet un capitalisme récemment conquis. Mais Zviaguintsev vise plus loin qu'une Russie décortiquée sur un mode balzacien. Faute d'amour parle d'un monde où le souci de l'autre, l'empathie minimum ne pèsent plus grand chose. Ceux qui y croyaient encore, les innocents, seront les sacrifiés.
Comme en un cercle fatal qui se referme, les premiers plans longs du film sur des arbres noirs, morts, couverts de neige, sur une eau grise et stagnante, seront aussi les derniers. Mais alors on soupçonnera que, dans cette eau glaciale, l'on retrouverait sans doute le cadavre de l'enfant qui, de désespoir, s'était enfui... Les images d'hiver triste, de morne architecture, d'espaces désaffectés scandent - métaphores d'un monde sans coeur, sans esprit - une oeuvre magistralement composée, où musique d'accompagnement, gamme des couleurs, choix des décors impriment en nous la désolation. À cette série d'images, Zviaguintsev ajoute une autre série, apparemment différente mais, si l'on y réfléchit, tout à fait convergente : celle de tous ces objets et lieux où la communication reste nécessairement mutilée ou déficiente. Genia passe son temps à pianoter frénétiquement sur son portable, Boris travaille dans un « open space » vouant chacun à la surveillance de tous, des scènes de couple ou familiales se déroulent dans des hypermarchés, la grande télévision reste allumée sur une dramatique actualité... On pourrait d'abord croire que Zviaguintsev dénonce la nouvelle classe des gagnants du système. En effet, l'appartement chic de celui que Genia aspire au plus vite à rejoindre (il a mieux réussi que son époux, son niveau de vie est plus élevé), brillant d'un luxueux standing high-tech, est le décor convenu où risquent de se perdre sentiments et authenticité. Et, parmi les dernières images du film, on voit la sportive Genia courant sur un treadmill, vêtue d'un survêtement où est inscrit en gros : « Russia »... Mais la mère de Genia, chez qui sa fille pensait retrouver le petit Aliocha enfui, ne fait nullement partie de tous ces arrivistes. Elle est clairement une laissée pour compte. Mais elle non plus n'a pas aimé sa fille, elle non plus n'a pas un gramme de bonté, de sympathie à donner ! Alors chacun est potentiellement concerné par ce repli égoïste ou cette ambition égotiste. Et c'est toute notre civilisation qui, d'avoir trop négligé des liens affectifs de base, un souci minimum des autres, une solidarité première, se disloque en absurdes morceaux.
Comme souvent, Andreï Zviaguintsev part du microcosme familial et ses drames pour sensibiliser le spectateur à des questions éthiques plus englobantes. Dans Le Retour (Grand Prix de la Mostra de Venise 2003), une parabole sur le « mauvais père » montre la difficulté à restaurer des liens absents ou rompus. Dans Elena (2011), le portrait d'une mère russe est l'occasion pour le réalisateur d'évoquer les rapports de servilité, l'intrication de l'affectif et de l'économique. Avec Faute d'amour (Prix du Jury à Cannes 2017), le réalisateur oppose à un État qui n'assure plus son rôle (la police, débordée, abandonne les deux parents à leur détresse), le rôle positif de la société civile, des associations (ici un Groupe de Recherche des Enfants Disparus) qui entretiennent toujours des liens actifs de solidarité. Il oppose également les enfants, innocents qui ne sont pas encore contaminés par le système, à tous ces adultes n'ayant pas le moindre recul critique par rapport à leur aliénation. Il pointe l'hypocrisie de ce patron affairiste, chez qui travaille Boris, interdisant, au nom de la religion orthodoxe, que ses employés n'affichent pas une situation conjugale normalisée. Et, derrière le visage dur et la silhouette athlétique de Génia, violente avec son mari et totalement insensible avec son petit Aliocha, c'est peut-être la Russie poutinienne que Zviaguintsev fustige...
Le réalisateur cogne dur : la fugue suicidaire de l'enfant, la faute en est à ses parents égocentriques et médiocres, à cette Russie qui n'entend plus l'immense leçon de ses maîtres spirituels (Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov), enfin à ce monde frénétique, avide et anxieux, filant vers des leurres, sans rien sentir ni voir autour...
Vers la fin de sa vie, Léon Tolstoï rédigea un essai, Qu'est-ce que l'art ?, dans lequel il affirmait que le but de l'art véritable était de réaliser l'union fraternelle des hommes. Par défaut, ou en filigrane, il y a de ce socialisme évangélique tolstoïen dans le cinéma d'Andreï Zviaguintsev. En faudrait-il nécessairement pour que les innocents cessent un jour d'être sacrifiés ?
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