Pour commencer par un voyage passionnant cette nouvelle année, on peut partir, grâce à une exposition originale, vers l'époque, pas si lointaine, où il n'existait pas plus de mondialisation que de standardisation culturelle ou de tourisme de masse. Un périple était encore une aventure parsemée de surprises, et l'on découvrait des coutumes et costumes, des rites et des mythes suffisamment extraordinaires pour que le voyageur collectionneur puisse revenir chez lui avec assez de curiosités pour passionner ses contemporains... La première société ethnologique n'avait même pas quarante ans, et un certain Émile Guimet (1838-1918), fils d'un industriel lyonnais (les carrés bleus pour un linge plus blanc au lavage, c'était lui !), entamait un magnifique voyage en 1876, flanqué du dessinateur et peintre Félix Régamey (1844-1907), circuit dont le Japon, la Chine, l'Asie du Sud-Est, l'Inde, l'Égypte furent les principales étapes. Missionné pour une étude comparative sur les religions d'Extrême-Orient, Émile Guimet revint avec des savoirs et un avoir (objets de culte, statues, pièces rares) constituant la base d'un projet qui lui tenait à coeur : un musée national des arts asiatiques.
Jusqu'au 12 mars, l'exposition Enquêtes vagabondes, le voyage illustré d'Émile Guimet en Asie permet, sans lourdeur didactique ni révérencieuse, au musée Guimet de revenir, par documents, textes, objets et dessins, sur ses origines. Le musée, on l'a compris, naquit tout simplement - d'abord à Lyon ensuite à Paris - de ce voyage... Inauguré en 1889, rénové il y a juste vingt ans, le MNAAG (musée national des arts asiatiques Guimet) présente aujourd'hui, dans d'élégants et amples espaces, l'une des collections d'arts asiatiques les plus riches au monde... Rappelons que le musée Cernuschi, lui, tout en proposant de superbes pièces venant du Japon, de Corée, du Vietnam, est plus spécifiquement dévolu à l'art chinois.
Ce qui frappe et séduit d'emblée le visiteur parcourant l'exposition, c'est, dans ce Japon, cette Chine, cette Inde avant leur ouverture au monde occidental, la différence culturelle permanente, et visible jusqu'aux moindres détails... Les longues tresses des uns, les tenues chamarrées des autres, les voitures à bras, les cours encombrées des temples, les rituels admirables et complexes, les architectures étonnantes, les chambres d'« hôtel » avec leurs nattes, les objets curieux du quotidien, la physionomie d'une rue banale, etc. réjouissent d'autant plus qu'aujourd'hui, sur toute la planète, on sait bien que l'on va trouver des jeans, du Coca et des MacDos !... Pour un artiste comme Félix Régamey, très à l'aise dans le dessin de mémoire et d'observation, ce fourmillement de différences culturelles est un immense filon, et passionnément il exécute des milliers de croquis pour documenter un voyage que, par ailleurs, Émile Guimet mémorise en notes diverses, parfois humoristiques. Pas de détails insignifiants donc pour Félix Régamey qui, de retour en France, exécuta une quarantaine de toiles d'assez grand format, suffisamment instructives pour créer un contexte visuel au futur musée d'histoire des religions qu'envisageait Émile Guimet. Le sinueux parcours, fertile en découvertes, que Sophie Makariou, commissaire générale de l'exposition, a prévu pour le visiteur, retrace à la fois le voyage et dessine les linéaments du futur musée.
« Artiste, autodidacte né dans une famille cultivée de la grande bourgeoisie, sa vie révèle une inépuisable curiosité et un certain anticonformisme. Il mécène la recherche, crée des musées, des revues et un théâtre, il est grand collectionneur en plus d'être orientaliste et industriel » : voici comment un texte de l'exposition nous présente Émile Guimet. Il y a pire façon de dépenser sa fortune de capitaliste, incontestablement ! Quand on sait que le même était aussi mélomane et compositeur, on ne s'étonnera guère de trouver dans ses notes de voyage des partitions qui doivent révéler aux Européens les traditions musicales issues de l'Asie. Dans la plupart des domaines, les civilisations asiatiques, plus anciennes que les nôtres parfois, abordaient le monde d'une toute autre manière que nous. Ce recensement ethnographique embryonnaire, effectué par deux curieux passionnés, Guimet et Régamey, prépare déjà au « doute anthropologique » dont, un siècle plus tard, Claude Levi-Strauss nous précisera qu'il consiste à savoir qu'on ne sait rien, voire à exposer ce qu'on croyait savoir, ses habitudes et ses idées très chères à ce qui viendra au plus haut point les contredire.
La question reste ensuite de savoir comment représenter cette différence culturelle, sans la réduire en projetant des similitudes qui n'existent pas (anthropocentrisme), et sans la fragmenter en une collection disparate. Enfin, l'on passe de la représentation à la présentation, une problématique de muséologie. Alors les questions de didactique et celles des récepteurs, du public s'imposent. Voilà : des heurts de l'expédition lointaine aux vitrines du musée, le voyage continuera sans doute dans l'imaginaire du visiteur... Le 20 novembre 1889, à l'ouverture du Musée Guimet à Paris, Émile Guimet note : « En cherchant à présenter convenablement ces objets, j'eus une sorte de révélation qui me charma : c'est qu'une exposition doit avoir la clarté, l'unité, l'intensité d'une oeuvre d'art. Une certaine mise en scène est l'éloquence des choses, surtout quand ces choses doivent instruire »
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