En 2014, j'ai exprimé mon admiration, pour le genre du roman biographique tel qu'inventé par Sophie Chauveau essentiellement à propos des peintres (Lippi, Botticelli, Léonard, Fragonard, Manet...) « où tout est vrai » écrivais-je. Vrai ou tout au moins hautement probable, car sa connaissance intime de son héros lui permet toujours de reconstituer ce que les documents disponibles ne peuvent pas dire, en particulier à propos de sa vie la plus intime. Il fallait bien qu'un jour elle ose s'emparer du cas écrasant de Pablo Picasso, un personnage qu'elle a pris en haine et un artiste dont toute la création la touche, « même les périodes haïes par certains de ses hagiographes ». Bonne connaisseuse de l'histoire de l'art, elle croit vraiment que le XXe et le XXIe siècle ne seraient pas ce qu'ils ont été et ce qu'ils seront sans cet homme là. Mais, si elle ne jette rien de l'artiste, elle rejette presque tout de l'homme. Pour tout dire de ses sujets précédents, il lui suffisait d'un gros volume de 350 pages, mais pour Picasso qui fut à tous égards un monstre, il va lui en falloir deux, dont le premier vient de paraître : Le regard du minotaure 1881-1937 (éditions Télémaque).
On sort de la lecture de ce premier tome haletant : quel souffle ! L'auteur a laissé courir sa plume au rythme de ses émotions, de sa passion : elle est féministe, et son héros est son « ennemi radical et définitif ». Mais il est aussi le plus grand artiste des temps modernes, et il faut lui rendre justice. Cette double et contradictoire position, loin de la paralyser, la stimule au contraire, et lui permet d'aller plus loin dans la vérité et la pertinence de l'analyse que la longue cohorte des auteurs qui se son frottés avant elle au cas du maître de Mougins. Je n'en veux pour preuve que le chapitre consacré à Dora Maar, laquelle se trouve être en même temps le thème d'un remarquable petit ouvrage de Stéphan Lévy-Kuentz écrit à partir de la maison de Ménerbes dans le Lubéron, que Picasso donna à Dora en 1943 en guise de cadeau de rupture ( Sans Picasso, avec des photographies de Jérôme de Staël et une postface de Anne de Staël, éditions Manucius).
Restons-en à Dora Maar : Sophie Chauveau analyse très finement l'originalité de la relation du monstre dévoreur de femmes avec cette nouvelle conquête, si différente des précédentes. Intelligente, fine politique, Picasso l'admire quand elle parle de l'Espagne en flammes. Il y a plus : artiste photographe renommée, indépendante économiquement, elle a été la maîtresse de Georges Bataille et elle a donc plus de science érotique que Pablo. Elle le domine, « mais elle n'a pas autant de méchanceté ni de sadisme ». En somme, pour la romancière, Picasso était un génie pictural, mais aussi un pervers peu intelligent. De son côté, de son écriture poétique qui s'étire lentement, loin du style fiévreux de Sophie Chauveau, Stephan Lévy-Kuentz pose les bonnes questions. L'Andalou machiste a voulu conquérir Dora, mais il ne pouvait supporter sa supériorité sur tous les plans : pourquoi l'encouragea-t-il à délaisser la photographie pour la peinture ? « Pourquoi l'avoir détournée de son véritable talent ? Par amour ? Par jalousie ? Par perversité ? ». Dora Maar s'est douloureusement posé ces questions pendant près de cinquante ans à Ménerbes. Il y a un mystère Picasso que Sophie Chauveau contribue à éclairer de manière magistrale et que complètent des auteurs attachés à un aspect particulier de l'odyssée picassienne, comme Stephan Lévy-Kuentz.
Le deuxième volume du Picasso de Sophie Chauveau sera publié en février 2018.
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