Après l'Art Institute de Chicago, les Galeries nationales du Grand Palais présentent à leur tour (jusqu'au 22 janvier) l'exposition « Gauguin l'alchimiste » qui insiste beaucoup plus sur le céramiste, le graveur, le sculpteur et même le photographe que la précédente exposition parisienne de Gauguin, en 1989. Comme l'écrit Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès de la présidente du musée d'Orsay, « cet hyperactif ne s'est jamais résolu à s'enfermer dans une pratique exclusive et étanche. Et sa plus grande originalité reste d'avoir multiplié les ponts entre les médiums et rivalisé avec les artistes, Raphaël, Degas ou Wagner, qui aspirèrent à l'art total. » Cela est démontré avec autorité et abondance de preuves dans un vaste parcours que tous les visiteurs ne pourront sans doute pas suivre intégralement tant elles sont nombreuses, ces preuves. D'autant plus que les salles sont plongées dans l'obscurité : seules les oeuvres sont éclairées, et l'on ne peut distinguer les personnes situées à plus de cinquante centimètres de soi, ce qui fait que nombre de couples se trouvent séparés et dans l'incapacité de se retrouver avant la sortie !... Mais passons.
A vrai dire, ce que l'on vient surtout chercher, c'est le peintre génial, et l'on est amplement servi. Le chef-d'oeuvre absolu, Eh quoi ! Tu es jalouse ? de 1892 a été à nouveau prêté par le musée Pouchkine après être venu récemment à la fondation Vuitton. On est confondu par l'extraordinaire luminosité de ce tableau, dont aucune reproduction ne parvient à rendre compte, et notamment pas celle du catalogue. L'une des deux vénus océaniennes est exclusivement vêtue d'un bandeau de fleurs blanches sur sa chevelure noire. Or, non loin de là est accroché un autre chef d'oeuvre : Nave nave mahana (1896) du musée des Beaux Arts de Lyon, et l'on repère aussitôt, sur la tête de la jolie jeune fille en paréo rouge et blanc du second plan qui nous regarde, la même guirlande de fleurs blanches. Pas de doute : ce n'est pas à Tahiti que le peintre a trouvé ces guirlandes, c'est plutôt dans L'allégorie du printemps par Botticelli dont il possédait une reproduction ! Or l'artiste qui a composé cette merveille d'harmonie et de délicatesse n'est plus alors qu'un déchet humain, ce que ne dit guère l'exposition.
En 1896, Gauguin est entre deux séjours à l'hôpital de Papeete. Il est rongé par la syphilis, devenu une caricature de l' « artiste colonial » nous a dit Françoise Cachin, « alcoolique, procédurier, amer ». Cela ne l'empêchera pas de poursuivre son oeuvre jusqu'au monumental D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? de l'année suivante. Nave nave (Jours délicieux), admirable tableau symboliste, est au musée de Lyon parce que son conservateur en 1913, Henri Focillon, a eu l'audace de décider le premier achat d'un Gauguin par une institution publique française. Avec ce tableau Gauguin faisait triompher l'humanisme païen des thèmes paradisiaques classiques que Cézanne recherchait dans ses Grandes baigneuses ; il précédait le Matisse du Bonheur de vivre. « Quant à la tonalité d'ensemble du tableau, a écrit Madeleine Vincent dans son livre de référence sur Gauguin, elle est une sorte de condensé de la vie océanienne, de ce que cette vie a d'énigmatique, non d'une énigme de pénombre, mais d'une énigme de clarté incendiaire... » Ces deux chefs-d'oeuvre de 1892 et 1896 valent à eux seuls la visite. Bien sûr, on pourra aussi s'extasier devant la Coupe à popoi sculptée dans du bois de tamanu en 1891, et que Gauguin cherchait à vendre aux touristes comme de l'artisanat local, mais c'est franchement moins important...
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