En général, les films qui remportent la Palme d'or au Festival de Cannes portent des messages humanistes, consensuels et progressistes au bout de leur palme, ne brillant guère par leur audace formelle. Le prix de la quinzaine des réalisateurs et surtout celui de la Semaine de la Critique ou de la Camera d'or permettent heureusement de compenser, par d'intéressantes lumières, les spots convenus, attendus, en phase avec l'étincelante cérémonie au tapis rouge.
Mais cette fois, la Palme d'or 2017, The Square, film suédo-danois réalisé par Ruben Östlund, sans être original par son esthétique, assurément, nous met en présence d'une oeuvre ironisant sur la machinerie culturelle globale, ses valeurs et ses servants, qui l'ont pourtant promue. Les bien-pensants de l'art contemporain, le « culturellement correct » ne sont pas tant ici critiqués, éconduits qu'examinés avec le regard d'un cinéaste anthropologue. Attentif aux rites et mythes d'une tribu, la nôtre, qui s'affairerait de son mieux à conjurer, refouler le misérable et/ou l'archaïque et n'y parviendrait pas, Ruben Östlund confronte, par des séries antagonistes d'images, un monde net, carré, moderniste, aseptisé, bien-pensant, formaté dans sa langue et son esthétique, à des « accidents », des rugosités menaçant, contrariant le Lisse, qui est le totem de cette tribu... Réflexive pour le spectateur devra être la rencontre, voire la collision, entre une oeuvre d'art contemporain, « The Square » - carré de quatre mètres sur quatre, censé délimiter au néon blanc un espace utopique de bienveillance -, l'institution muséale « clean » et high-tech qui promeut cette installation et, en face, les perturbantes réalités du sans-abri ou de l'immigré, la sourde violence qui monte des marges... Réflexif également cet épisode stressant où, à l'occasion de la soirée de gala du musée, la performance exécutée par un homme simiesque au comportement bestial se termine par l'agression d'une femme, sans que personne n'ose réagir avant longtemps, s'interposer, de peur de se sentir ringardisé comme béotien... Enfin, dans les moeurs de cette bizarre tribu, la communication est primordiale, et fait plus réagir collectivement parfois que l'art lui-même !
Le spectateur redécouvre cette culture (qui, s'il est un Bobo, est tout à fait la sienne...) à travers les mésaventures de Christian (Claes Bang), conservateur d'un musée où règne l'art contemporain, charmant quadragénaire bourgeois, divorcé et père de deux fillettes, un homme parfaitement inséré dans son micromilieu, convaincu d'être dans le camp du Progrès, de l'émancipation en défendant l'art contemporain, citant l'esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud et maniant la langue de bois culturelle avec aisance. Un personnage lisse dans une société qui feint de l'être (à ce niveau, le contexte suédois du film n'est pas négligeable), un technocrate de la culture plein de bonne volonté, un personnage public soucieux de son image, voilà bien Christian... À partir du moment où son smartphone lui est volé, le monde « square » où Christian évolue, par un fâcheux concours de circonstances, se fissure, gondole. Des personnages que cette microsociété « smart » et gentrifiée rendait jusqu'à présent invisibles, prennent corps et parole. Et les épisodes habituellement banals de son existence (les rapports avec un subordonné, une passade avec une admiratrice, un buzz promotionnel, etc.) se compliquent dangereusement, jusqu'au point où il doit donner sa démission...
Un autre technocrate de la culture remplacera Christian, le mini-scandale de la vidéo publicitaire choquante ou de la performance simiesque virant à l'agression seront vite digérées par l'institution muséale et la machine médiatique, l'industrie culturelle haut de gamme continuera bien sûr à ronronner : The Square n'est nullement apocalyptique. Au contraire, film d'observation ethnologique ou sociologique aux compositions visuelles rigoureuses, il nous montre la permanence, le fonctionnement, les récurrences, l' « éthos » d'une culture que le biais de son art officiel permet encore mieux d'appréhender.
Ce décor lisse, ces personnages lisses, cet art conceptuel « square », ces bien-pensants de l'innovation permanente, tous produits par la convergence d'une technologie et d'un néocapitalisme triomphants, sont désormais perçus comme l'état des choses. L'état normal des choses... Comment se fait-il alors qu'un grain de sable dans les rouages (le vol du smartphone de Christian) dérègle la machinerie et fasse, temporairement et par à-coups, s'effondrer tout le décor ? Ruben Östlund, qui fait lui-même de l'art contemporain, n'est pas dupe de sa liturgie. Il l'observe par la fiction, il en observe même la continuation réelle liée à son propre film. En effet, comme pour l'inscrire et le récupérer dans cette liturgie, le Centre Pompidou avait accueilli The Square pour une projection privée, en petit comité !
Sans doute le regard de Ruben Östlund est-il plus ironique, amusé même, que révolté. Mais pour maints spectateurs, cette satire qui observe notre monde comme une autre culture (démarche de Jacques Tati ou des Lettres Persanes de Montesquieu) a produit sans doute des effets de dévoilement plus graves que drôles. L'état normal des choses n'est qu'un décor, le lisse est là pour envelopper, occulter le rugueux, les crevasses, et « la comédie de la culture » (Michel Schneider) dissimulerait aussi un mode de gouvernement.
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