Deux expositions de photographie, qui ont lieu en même temps à Paris, semblent opposer catégoriquement une photographie au service magistral du réel, et une autre qui s'en émanciperait totalement par l'abstraction, le « photo-graphisme ». Mais, comme souvent en esthétique, les antithèses, présupposant la monosémie des termes opposés, fonctionnent mal.
Les Choses. Tout semble énoncé dans le titre de cette grande exposition sur Albert Renger-Patzsch (1897-1966), qui se tient jusqu'au 21 janvier au Jeu de Paume... Les choses comme elles sont, en elles-mêmes, et sans l'intervention du sujet photographe. L'un des chefs de file de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit née en Allemagne dans les années 20, notamment en réaction contre les excès - propres à l'expressionnisme - d'irrationnel et de subjectivité) veut représenter l'objet dans son essence, plus exactement son ipséité, qu'il s'agisse de fleurs, paysages, objets techniques ou architectures. Cette précision, ce « grain », cette attention au détail, cet effacement du sujet artiste, et donc cette « constante affirmation des qualités intrinsèques de la photographie - réalisme, objectivité, neutralité - et de son rôle privilégié et unique dans la perception de la réalité » (extrait des excellents textes de présentation de Sergio Mah, commissaire de l'exposition) nous garantiraient un réalisme, un vérisme même, qui laisseraient les choses apparaître dans la clarté de leur évidence. Ainsi, regardez la photographie de cette stapelia variegata, la texture nette, les taches précises de cette fleur : elle est bonne pour trouver sa place dans un ouvrage de botanique. Ou bien cette tête de couleuvre, admirable de réalisme, ou encore ces plissements géologiques, d'une précision extrême, ou ces troncs d'arbre en hiver : les choses comme elles sont, dans leur parfaite définition... Tout objet, anodin, beau ou laid, mérite d'être photographié pour lui-même, sans avoir à faire passer de message, psychologique ou social. Au service du réel, Albert Renger-Patzsch ? Peut-être... Sauf que l'on s'aperçoit bien vite que, par ses choix de cadrages, ses gros plans, son travail sur la profondeur de champ, ses angles de vue, le photographe allemand crée des ordonnances abstraites où s'équilibrent remarquablement les couples figure/fond, horizontales/verticales, courbes/orthogonales. Et dans Gestein (roches), Renger-Patzsch met en évidence un géométrisme formel qui tend vers les modèles abstraits. Alors le photographe de la Nouvelle Objectivité masquait-il un artiste de l'abstraction ?
Lorsqu'on voit l'exposition Photographisme (jusqu'au 29 janvier au Centre Pompidou), on peut se dire que ça y est, la photographie s'est ici émancipée totalement de la réalité, expérimentant vers le graphisme pur, la tache claire ou sombre et les formes abstraites, à coups de photogrammes ou de tracés lumineux... Rappelons, pour mémoire, qu'on n'utilise même pas d'appareil photographique dans un photogramme : il suffit de placer sur une surface photosensible des objets, d'exposer le tout directement à la lumière, et l'on peut obtenir d'étranges oeuvres abstraites. Quant aux tracés lumineux, avec une vitesse lente d'obturateur ou en pose B, en déplaçant un faisceau de lumière (une lampe par exemple) devant l'appareil, on a un dessin lumineux plus ou moins complexe. Notons que, même sans appareil de photo, et juste par la mémoire rétinienne, en fermant les yeux après avoir vu une source lumineuse se déplacer, surgissent sous les paupières de vives représentations graphiques de la lumière... Inspirés par diverses esthétiques (abstraction gestuelle, art cinétique), les graphistes-photographes d'après-guerre se lancèrent à corps perdu dans ces expérimentations ludiques. L'exposition met en valeur trois ensembles significatifs : les premiers photogrammes de l'américain William Klein, réalisés dans les années 50, les effets optiques et recherches sur le mouvement lumineux du suisse Gérard Ifert, et les explorations photo-graphiques (le trait d'union est fondamental) du polonais Wojciech Zamecznik. On conçoit aisément que tous ces photographismes puissent trouver des applications pertinentes dans le domaine de la communication culturelle (couvertures d'ouvrages et de revues, affiches d'événements, pochettes de disques), tant ils permettent d'outrepasser les limites de la figuration concrète, ses trahisons possibles, dans ce contexte précis. Les deux commissaires d'exposition - Julie Jones et Karolina Ziebinska-Lewandowska - ont bien mis en valeur cette dimension décorative et/ou abstraite appliquée (pochettes du Club Français du disque, couvertures de la revue Domus, etc.), et l'on serait tenté de conclure que voilà, l'antithèse de la « nouvelle objectivité » d'Albert Renger-Patzsch, de son rigoureux « réalisme », se trouverait bel et bien là... Sauf qu'à nouveau, ce n'est pas si simple : d'abord, il s'agit de lumières bien réelles qui s'inscrivent dans ces captations photographiques ; ensuite, comme le note le texte de présentation, ces trois artistes « s'attachent à retranscrire, grâce à leur fantastiques esprits d'inventeurs, les sensations dynamiques caractéristiques de l'environnement industriel : vitesse, expérience de la foule, ultra-mobilité » ; et enfin la « réalité », telle qu'on se la représente aujourd'hui, reste-t-elle la même après les découvertes de la mécanique quantique ? Alors, même si l'opération est tentante, il s'avère toujours périlleux d'opposer trop vite et schématiquement figuration et abstraction.
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