Après plusieurs expositions remarquées à la Grosvenor Gallery de Londres et à la galerie des Tuiliers de Lyon, Albert Bitran revient ces jours-ci à Paris (galerie Convergences, jusqu'au 5 mars) avec ses huiles sur papier, et c'est un bonheur que de retrouver intactes les qualités qui font de Bitran, né à Istanbul, un des principaux représentants de l'abstraction en France. Oui, je sais, c'est simplement de la peinture, et l'on serait tenté de rappeler la question que posait en 1975 le philosophe Claude Lefort à propos de Bitran : « Quoi, se retrancher dans les murs de l'atelier, faire de la peinture un métier et produire des tableaux qui feront l'objet du plaisir purement privé d'un amateur, n'est-ce pas s'inscrire dans le circuit anonyme de l'échange bourgeois et faire échec à la communication sociale ? »
C'est ainsi : en dépit de toutes les incertitudes, Albert Bitran a conservé pour la peinture jusqu'à aujourd'hui, l'attachement des classiques, et je suis certain que Lefort, s'il revenait parmi nous, constaterait avec plaisir que ce n'est, en fait, pas « une » tradition qui le retient. Bitran est peintre parce que lié à l'espace clos du papier ou de la toile et il s'expose au plus grand danger. Oui, au plus grand danger : « il fait l'épreuve de la dissolution du réel, de la perte des repères de l'expérience commune et ainsi se soumet à l'énigmatique exigence de la génération du visible ».
Ce n'est pas par hasard que l'une des pièces spécialement mise en valeur soit une huile et technique mixte sur papier de 2010 (Sans titre). Une mer de gris d'où émerge une savante combinaison de noirs et de bleus, tout juste éclairés par une pointe de jaune. Ce travail sur papier a ouvert à Bitran, et ouvre au spectateur à son tour « un accès déterminé à une indétermination qu'aucun discours ne saurait nommer. »
On comprend pourquoi les meilleurs textes qui ont tenté d'approcher la peinture de Bitran, en commençant par Claude Lefort lui-même, ami et disciple de Maurice Merleau-Ponty, ont été construits à partir d'une analyse phénoménologique. Depuis le milieu des années 50, disons depuis Naissance d'un paysage en 1956 qui fut en effet une véritable naissance pour l'artiste, il faut que coexistent dans sa peinture une chose qui est vue et une autre qui est inventée. Une structure prenant appui sur un fragment de réalité, fût-il le plus ténu, mais traversée par quelque chose qui n'appartient pas à l'ordre des mots, et qui est précisément « l'abstraction ».
Tout au long de sa carrière, Bitran a conduit sa recherche en suivant quelques principes dont aucun n'aurait été désavoué par Matisse (l'une de ses grandes références), le maître absolu de la modernité, auteur génial de la Figure décorative sur fond ornemental (1925) dont le titre résonnait comme une provocation aux oreilles de ceux qui, déjà, voulaient en finir, au nom de l'art, avec la notion de goût. On ne voulait pas voir la tension animant l'oeuvre matissienne, une tension qui, selon Matisse lui-même, « est d'ordre spécifiquement pictural, tension qui provient du jeu des rapports des éléments entre eux. »
Eh bien, cette tension est précisément l'enjeu de toute la peinture d'Albert Bitran, dont l'abstraction n'est jamais violence, mais fruit de ces « décalages de vitesse » (Jean Paris) qui ont le mystérieux pouvoir d' « ébranler le règne de la toile » comme disait si bien Claude Lefort.
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