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[verso-hebdo]
08-01-2015
La chronique
de Pierre Corcos
Aujourd'hui, Tchekhov
Jusqu'à la mi-décembre, au Théâtre de la Tempête, Claire Lasne-Darcueil adaptait et mettait en scène de façon originale Trois Soeurs d'Anton Tchekhov. Si, dans la même période, le spectateur lisait les admirables nouvelles de l'auteur russe et si, plongé dans des réflexions sur le malaise de notre société ou le repli actuel sur la famille, il se demandait ce que Tchekhov nous apportait aujourd'hui, sans doute n'aurait-il pas manqué de répondre : la chaleur humaine, le soin des autres... Les maladies du corps et de l'âme, un désespoir allant jusqu'au suicide, la misère psychologique, la ruine de nos rêves, ce médecin, qui soignait avec amour en prenant des tas de notes pour ses nouvelles et ses pièces, les connaissait bien, les affrontait. Taraudé par l'infinie souffrance humaine, Tchekhov entreprit par exemple en 1890 un voyage dans le terrible bagne de Sakhaline. Il prodigua des soins au péril de sa vie, quelque temps après, à des paysans touchés par le choléra et la famine : combien d'hommes de théâtre eurent cette profonde expérience de l'humanité douloureuse ?... La sympathie, l'empathie exceptionnelles de Tchekhov pour ses personnages résonne en nous, un siècle après, comme une voix intérieure qui nous dirait : « Sors un peu des limites restreintes de ton égotisme, et considère avec bienveillance autrui dans sa diversité. Ton horizon mental s'en élargira, tu seras sans doute plus heureux et ton sentiment de vivre s'en exaltera ! ». Claire Lasne-Darcueil cite, quant à elle, cette parole de la petite Sacha, femme de Michel Platonov : « Il faut aimer, Michel, sans cela, on ne peut que faire semblant de vivre ». Les personnages de Tchekhov aiment, souffrent, espèrent, et n'arrêtent pas de se livrer, au milieu de leurs semblables, à une sorte de bouleversante auto-analyse existentielle, entre deux banalités et trois verres de vodka. L'autre est toujours là et, aux moments les plus durs, offre toute son attention... Et l'on se répète qu'aujourd'hui, dans notre Culture du Narcissisme (Christopher Lasch), notre « dissociété » (intéressant concept de Jacques Généreux), notre individualisme consumériste, nos solitudes anomiques, cette chaleur humaine fait cruellement défaut.

Le drame en quatre actes, Trois Soeurs, créé en 1900, particulièrement désespérant, nous montre comment peut se colorer, s'iriser de rêves, projets, espoirs la vie de trois soeurs - filles de général, instruites, jolies, idéalistes, devenues orphelines à la mort du père -, durant quelques semaines (le temps de présence, dans cette bourgade provinciale, d'un régiment d'infanterie), et comment le destin des trois soeurs se refermera tristement sur lui-même quand le régiment (et donc les hommes qui ont croisé le destin de ces femmes) repartira, en même temps que la petite ville retombera dans son apathie provinciale. Déception, perte, désillusions, certes le lot de tout un chacun, mais ici pointés à travers des drames singuliers. Macha revient à son décevant mariage, Irina pleurera son fiancé mort à la guerre, Olga ne pourra quitter l'enseignement comme elle l'avait tant souhaité...
Bien sûr, au-delà de ces histoires d'espérances et d'amours brisés, on peut lire la critique d'une intelligentsia russe qui n'a pas l'énergie de se battre pour améliorer la réalité sociale, tandis que l'Histoire travaille de sa négativité motrice un monde russe figé dans sa sclérose, ses traditions, son provincialisme. Bien sûr, dans cette pièce comme dans la plupart des autres, chaque être témoigne, par ses silences autant que par ses mots, de la fêlure qu'il porte en lui. Et chaque situation dramatique, loin de se nouer dans un paroxysme puis se dénouer en tragédie ou fin heureuse, comme dans le théâtre classique, se défait, se délite, se décolore : cette inanité écrasante, dont on ne peut que se divertir, reste la tragédie véritable.
Mais ce que nous garderons de cette pièce, comme de tant d'autres d'Anton Tchekhov, c'est le Mitsein, l' « être ensemble », le goût des autres, une évidente convivialité, la chaleur humaine (sans doute encore plus nécessaire dans les terres glaciales de la Russie...), ce qui faisait dire l'auteur russe : « Nous ne vivons ni avec la vérité ni avec la beauté mais avec les autres hommes ». Et c'est la présence humaine, une sociabilité fondamentale qui transfigurent, de leurs rires complices et de leur poésie spontanée, la tragédie de l'usure temporelle et l'absurdité effroyable de notre condition.

Non seulement l'adaptation et la mise en scène très innovante de Claire Lasne-Darcueil ne dénaturent pas ce Tchekhov, mais elles tendent à en souligner l'actualité. En mêlant ici, dans une même narration mais avec des jeux d'absence et de présence, de virtualité et de réalité, le théâtre et le cinéma (réalisation du film : Martin Verdet et Claire Lasne-Darcueil), la mise en scène démontre que Tchekhov transcende le théâtre de son époque et même... le théâtre. Sa parole fait un bond immense dans l'espace et le temps et nous interroge : aujourd'hui, qu'avez-vous fait avec les autres ?
Pierre Corcos
08-01-2015
 

Verso n°136

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