Capa, Cartier-Bresson, Seymour, Herwitt, Morath, Riboud, Burri, Davidson, Larrain, Koudelka, Depardon, Franck, Parr, etc... Ils ont tous et toutes rejoint l'Agence ! Les trois premiers photographes l'ont fondée en 1947. Il s'agit bien sûr de l'agence de photographie la plus célèbre du monde : l'agence Magnum.
Coopérative d'actionnaires-photographes, elle permit à ses membres de revendiquer enfin des droits d'auteur, de garder ainsi la maîtrise de leurs photos. Se donnant les moyens de leur indépendance, donc d'un contrôle économique accru, mais aussi d'un engagement politique, éthique, ces photographes s'offrent également le statut d'auteur, ce qui évidemment encourage les recherches esthétiques... Magnum Photos donna ses lettres de noblesse au photoreportage.
Mais cette confrontation de photographes reporters, plus ou moins artistes, plus ou moins frondeurs, avec les groupes de presse omnipotents, les banques de photos sur internet, les holdings de l'image, s'avère une lutte permanente. Depuis seize ans et la création, à Perpignan, du festival de photojournalisme, Visa pour l'image (qui serait, pour son fondateur, Jean-François Leroy, « l'un des derniers bastions du photojournalisme »), c'est toujours le lieu d'une discussion serrée entre les associations de photographes et une presse de plus en plus concentrée, les représentants des nouvelles holdings. C'est aussi le temps des perpétuels défis liés à l'omnipotente télévision et ses chaînes d'info en continu, au numérique et à ses bidouillages, aux photos libres de droit, aux innombrables documents amateurs, etc.
Il y a une vingtaine d'années, imaginant l'avenir du métier de photojournaliste, François Hébel, alors directeur de Magnum, insistait sur la nécessité d'enquêtes de fond, de thèmes nouveaux échappant aux poncifs de la presse, aux diktats de la mode, et sur le besoin de regards qui assument leur subjectivité de photographes. La presse les boudera ? Tant pis, les photoreportages passeront par des festivals, des expositions ; mais on restera le plus possible indépendants, le mieux possible auteurs ! Toujours l'esprit de l'agence Magnum...
Une presse libre : l'un des (fragiles) piliers de la démocratie ? Ce n'est pas là une formule vaine, et les pays qui en sont privés le savent pertinemment, douloureusement. Des photojournalistes indépendants pour des reportages originaux dessillant nos regards ? On ne peut concevoir autrement l'enjeu éthique et politique du visible. La photo témoignage devient alors emblème, symbole se plantant dans notre mémoire, notre imaginaire, amorçant une prise de conscience, voire une mobilisation... Il s'agit pour le photographe d'aller au front mitrailler, pacifiquement certes ; mais les fronts ne sont pas que des champs de bataille. Pas loin de chez soi, il y a des scènes parfois qu'on ne veut/sait plus voir...
Jusqu'au 28 mars, à l'Hôtel de Ville de Paris, l'exposition Paris Magnum.
La capitale saisie par les plus grands photoreporters de cette agence mythique... Cinq séquences chronologiques proposées : « 1932-1944 Magnum avant Magnum », « 1945-1959 Pauvreté et inquiétude », « 1960-1969 Les années Pop », « 1970-1989 Réaction et résistance philosophique », « 1990-2014 Une esthétique des marges ». L'Histoire défile sous nos yeux et à travers Paris, en une suite d'images symboliques, emblématiques : l'été radieux des premiers congés payés, le jeune abbé Pierre, les barricades de Mai 68, un passant sous la Grande Arche de la Défense, une rue passante de notre Paris contemporain. Puissance évocatrice, suggestive de la photographie : un certain nombre de visiteurs, âgés, se prennent ainsi à évoquer les casquettes des ouvriers, les autobus à plate-forme, le képi des policiers, les murs noircis de la capitale, ou les taxis dont le compteur se remontait à l'extérieur, avec une sorte de clé... « Je me souviens », aurait dit Pérec. Si notre identité individuelle se construit aussi à partir de l'histoire collective, cette histoire collective n'est pas seulement une succession de périodes (« les Trente glorieuses ») mais une suite d'instantanés. Il fallait avoir le talent, la promptitude de saisir cette scène-ci, qui restera gravée dans la mémoire de tous. Ce n'est pas juste une image, c'est aussi une image juste... Mais, si originales et authentiques que soient maintes réalisations du photojournalisme, avec bien sûr des regards variés (car il n'y a pas de style commun aux photographes, si différents, de l'agence Magnum), ces photographies sont éloquentes parce qu'elles nous parlent avec des signes iconiques que nous connaissons déjà, sans forcément les reconnaître : un plan de film ? Une peinture ? Une illustration ?... Une photographie de photoreportage n'est pas plus totalement inédite (si elle l'était, pourrions-nous la reconnaître ? Lui prêter un sens ?) que notre esprit n'est vierge d'images. Absorbées depuis l'enfance, les images sont notre second vocabulaire.
Magnum, enfin, n'est pas seulement une occasion de revisiter notre histoire collective, de solliciter par la reconnaissance notre mémoire imagière, mais encore, par tous ses instantanés, une façon, dans ces gestes indéfiniment suspendues, d'abolir le temps.
Parenté secrète avec l'hallucination. Retour inattendu du refoulé. Photos d' « actualités » intemporelles, étrangement.
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