Ce n'est pas la tête de hibou sénile de l'un, ni celle en-dessous, inversée, blafarde et sinistre de l'autre qui peuvent, sur l'affiche noire et bistre l'annonçant, donner envie de voir l'exposition La Collaboration 1940 1945, à l'Hôtel de Soubise, aux Archives Nationales, jusqu'au 2 mars. Non, mais cette période sombre comme nos journées d'hiver questionne d'innombrables visiteurs. Ils se demandent sans doute, un peu anxieux et, s'ils sont Français, vaguement culpabilisés, jusqu'où a pu aller cette infâmie de la Collaboration.
Car, on le sait tous, peu ou prou, cette collaboration française fut à la fois politique, idéologique, économique et culturelle... Affreuse période : on a tous en tête l'ignominieuse « rafle du Vel d'Hiv », fruit des accords entre Karl Oberg, chef de la SS en France et René Bousquet, secrétaire général au maintien de l'ordre, durant laquelle la police française arrêta pour déportation, donc élimination, quelques treize mille juifs étrangers dont quatre mille enfants. On sait que les « collaborationnistes » français, du Parti franciste de Marcel Bucard ou du Parti populaire français de Jacques Doriot (à droite) jusqu'à Marcel Déat et son Rassemblement national populaire (à gauche), furent des élèves particulièrement zélés du maître nazi. On pense également à la L.V.F. (légion des volontaires français), puis à la section française de la Waffen SS, qui voient de jeunes Français se battre aux côtés des forces hitleriennes. On se rappelle (cf. le terrible documentaire Le Chagrin et la Pitié) l'effroyable Milice, dirigée par Pierre Laval et Joseph Darnand, force supplétive de la Gestapo et symbole évident de la fascisation du régime de Vichy, ses tortures, exécutions sommaires, sa violence systématique. On n'ignore pas le rôle terriblement efficace des agents, « infiltrés » et indicateurs français pour défaire et anéantir les réseaux d'héroïque résistance qui, peu à peu, se mettaient en place. On songe à Radio-Paris, à l'hebdomadaire Je suis partout, à Brasillach, Céline, Rebatet, etc. Et à tant d'autres choses... Souvenirs de leçons d'Histoire au lycée, de lectures éparses, de documentaires vus à la télévision. Et la douloureuse question revient, insistante : jusqu'où la Collaboration est allée ? Comment éclairer cette page sombre de notre histoire ? Les Français furent-ils majoritairement des « collabos » ?
Les commissaires scientifiques de l'exposition, Thomas Fontaine, Docteur en histoire de l'Université de Paris I, et Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, ainsi que les commissaires associés des Archives nationales, nous aident grandement, par les réponses synthétiques apportées, à dépasser deux mythes, deux discours simplificateurs : celui d'une France résistante bien entendu, mais aussi celui d'une France de « collabos ». Car, du résistant actif au collaborateur empressé, s'ouvre un éventail de conduites, plus ou moins contradictoires, majoritairement sceptiques sur cette « Révolution nationale » impulsée par Vichy... Il n'empêche que le parcours ici proposé - chronologique d'abord puis thématique -, offrant quelques trois cents documents, des extraits de films, des objets, des affiches, des journaux, des tracts, des manuscrits, des discours enregistrés, des livres d'époque, etc., reste une épreuve par les mauvaises surprises qu'il réserve : ici une lettre de dénonciation envoyée à l'émission « La Rose des Vents », là une brochure antisémite appelée Youpino, plus loin une liste accusatrice de Francs-Maçons avec nom, adresse et profession, ou bien les photos de tous ces patrons faisant affaire avec l'ennemi, ou encore ces intellectuels et artistes connus, revenant d'Allemagne, satisfaits de leur collaboration ostentatoire... Il convient de noter que « la majeure partie des documents présentés dans cette exposition provient d'institutions créées après la Libération, dans le cadre de la politique dite d'épuration mise en oeuvre dès 1944 par le gouvernement provisoire de la République française ».
Une question ne manque pas de s'immiscer dans la conscience du visiteur : pourquoi une grande nation comme la France, battue, défaite, a-t-elle eu besoin en plus de collaborer avec l'odieux vainqueur ?... La réponse suggérée dans l'exposition se trouve en germe dans la question posée. Le régime de Vichy - justement parce que la défaite de la France fut catastrophique et qu'elle est une grande nation - aurait tenté de sauvegarder une image (une illusion) de volonté, de dessein national : grâce à l'Armistice, ce que nous subissons, en fait nous l'accompagnons, lui donnons notre assentiment ; nous collaborons. Nous faisons de nécessité vertu : de notre défaite un renouveau national, une révolution culturelle.
Mais, pris au piège de cette posture fallacieuse, de ce choix coupable, le régime policier de Vichy est emporté dans la spirale de la répression et n'obtient plus aucune marge de manoeuvre d'un ennemi impitoyable qui exploite et pille sans vergogne le pays. A la première débâcle, celle de 1940, succèdera une seconde, celle-là méritée : la fin lamentable qui attend le régime de Vichy et sa collaboration...
Voilà donc une tragédie collective, d'un bout à l'autre. L'exposition - son parcours dramatique et ses murs noirs (« les années noires »), ses documents terribles, irrécusables - nous poursuit, longtemps après que nous en soyons sortis. Comme si l'Histoire bégayait encore, aujourd'hui, avec d'autres mots. Et ces bégaiements ne font absolument pas rire.
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