La succession de deux spectacles, par leur opposition ou leur analogie, suscite la comparaison. Le plus souvent, cette comparaison s'effectue au niveau du sens ou de la forme. Il est rare qu'on en vienne à opposer deux spectacles juste par des impressions sensibles. Mais l'esthétique nous renvoie par son étymologie, on l'oublie souvent, à la sensation (grec aisthetikos, de aisthanesthai, « sentir »). Ce qui est resté dans la mémoire, après la réception des deux spectacles si différents qui suivent, fut donc cette fois une sensation globale de « lisse » pour l'un, et de « rugueux » pour l'autre.
La Maison de la culture du Japon à Paris nous a habitués à une remarquable exigence de qualité. Et c'est avec curiosité que le public est allé découvrir, à la mi-novembre, « un art d'Edo qui a du chic » : le shinnai-bushi... Vers 1760, à Edo (ancien nom de Tokyo), apparaît un genre de musique narrative, au répertoire souvent mélancolique (histoires d'amours dramatiques, tragiques, racontées avec emphase par un récitant accompagné de deux joueurs de shamisen, un luth à long manche), plaisir délicat qui accompagnait souvent des banquets auxquels des geishas étaient conviées... Si une sensation charmante de « lisse » se dégage du spectacle en trois parties, c'est que la brillance de la prestation, l'absence totale d'aspérités (sous forme de provocation ou dissonance), la précision de la cérémonie envoûtent peu à peu le spectateur. Et pourtant, la première histoire (Ranchô) est dramatique : une épouse amoureuse est venue interpeller la courtisane qui a séduit son mari, et il y a (d'après le texte de traduction fourni) de la haine et de la rage dans son invective. Mais la voix suave du récitant, la subtilité du shamisen, la sobriété des costumes ont comme poli, arasé la dispute. Il demeure la perfection du rituel... Quant au troisième moment, il s'agit rien moins que d'un combat singulier dans la Chronique de la Bataille d'Ichi-No-Tani. Au récitant, au shamisen, s'ajoutent deux marionnettistes assis sur des tabourets à roulettes pour déplacer, faire se rencontrer leur élégante marionnette. Dans cet art hautement ritualisé, l'honneur, la grandeur d'âme épurent l'anecdote guerrière. Et la distance bouddhiste absorbe les saillies de l'émotion... Dans le second moment de ce brillant spectacle de shinnai-bushi, Hiroshige Hakkei, une danseuse de Nihon-buyô (un art traditionnel de la danse remontant au XVIIème siècle et associé au style de danse des geishas), au visage blanc et au costume soyeux, joue de ses mouvements gracieux et lents avec, derrière elle, un décor d'estampes d'Hiroshige... Quand ce spectacle d'une haute tenue s'achève, quelque chose d'à la fois doux et glacé perdure dans la mémoire. Finalement, le « chic » de cet art d'Edo enveloppa tragédies guerrières et drames amoureux de sa brillance satinée Et le code resta le maître des émotions.
La pièce de Heiner Müller, La Mission, qui se joue au Théâtre National de la Colline jusqu'au 30 novembre, et que met en scène avec une indéniable puissance d'inspiration Michael Thalheimer, est cri, échec, fureur, blessures... Par où qu'on la prenne, ce n'est que violence et âpreté. Cette rugosité tient d'abord au sujet : la douloureuse trahison de nobles idéaux de la Révolution française (le 16 Pluviôse de l'an II, la Convention nationale déclarait aboli l'esclavage dans toutes les colonies, et faisait de tous les habitants de ces colonies des citoyens français à part entière ; mais le 30 Floréal de l'an X, Bonaparte, premier Consul, maintenait à nouveau l'esclavage et autorisait la traite des noirs), la violence révolutionnaire mais aussi contre-révolutionnaire, l'oppression coloniale, la barbarie de l'esclavage... Cette rugosité tient également à la langue d'Heiner Müller, au lyrisme heurté, convulsif. Elle tient enfin à la forme de la pièce, qui fonctionne sur des ruptures de temporalité, de style, de niveau, faisant émerger parfois des scènes en totale discontinuité avec le reste - comme cet épisode halluciné de l'ascenseur -, mais qui semblent traduire en cauchemars contemporains le propos historique de La Mission. Dans la plaquette qui est distribuée aux spectateurs, on trouve cette terrible citation, extraite d'Ulysse de James Joyce : « L'Histoire, dit Stephen, est un cauchemar dont j'essaie de m'éveiller ». Mais, comme dans tout vrai cauchemar, le réveil n'est que la continuation, à un autre niveau, du funeste récit : car si l'on veut se réveiller aujourd'hui de la Révolution (1789) transformée en Terreur, continuée en Empire, aussi de l'idéal marxiste lugubrement caricaturé en stalinisme (Heiner Müller a connu de près ce que la RDA a fait de cet idéal...), de tous ces fantômes sanglants qu'évoque la pièce, ce n'est pas les nouvelles à la radio de ce qu'il est advenu du « Printemps arabe » qui vont vraiment nous extraire de ces catastrophes successives ! La mise en scène de Michael Thalheimer, à la fois sévère et rude, le jeu des comédiens, marqué par le cri, la diatribe, font de ce spectacle très fort qui ne vient pas délivrer de message, une blessante aspérité pour notre conscience, notre culpabilité diffuse, par les questions et l'angoisse qui le taraudent.
Si, dans un rêve, nous avancions en aveugles pour toucher certains objets théâtraux, nous aurions ainsi, avant toute signification, ces premiers contacts, lisses ou rugueux.
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