En rendant compte, il y a trois ans, du Fragonard de Sophie Chauveau, je concluais que ce livre était un modèle du genre, « je veux dire le genre littéraire de la critique d'art ». Or voici qu'aujourd'hui, avec cet épatant Manet, elle fait plus fort encore : bousculant complètement la biographie d'artiste traditionnelle, elle introduit le roman dans son genre littéraire. S'il est vrai, en effet, que le roman est un récit dont l'intérêt est dans la narration d'aventures, l'étude de moeurs et de caractères, l'analyse de sentiments et de passions, enfin la représentation du réel, nous avons tout cela, absolument tout, en suivant avec Sophie Chauveau l'itinéraire hors du commun d'Edouard Manet, fondateur de la tradition moderne en peinture. D'autres s'y sont essayé avant elle avec des bonheurs divers : la Vie de peintre d'Edouard Manet par le regretté Pierre Daix, fut une des meilleures en 1983, mais encore assez loin de l'étonnante empathie de Chauveau avec son héros, dont elle sait tout, à la fois parce qu'elle a tout lu sur lui et parce qu'elle devine et reconstitue de manière convaincante ce que l'on ne savait pas.
Au centre de l'intrigue, le regard des femmes qui ont compté pour Manet, donc pour sa peinture, avec en tête Victorine, le modèle complice, et Berthe, l'impossible amour. Il faut lire les pages magnifiques consacrées aux regards croisés de Berthe Morisot et du peintre tout au long d'immenses séances de pose que le chaperon (madame Morisot mère) devait trouver interminables. C'est là que, sans avoir l'air d'y toucher, Sophie Chauveau nous donne la clé du modernisme de Manet, celui-là même que Michael Fried met douze cents pages à élucider. Résumons : longtemps les peintres se sont interrogés sur la place du spectateur. Doit-on supposer que quelqu'un se tient devant le tableau ou, au contraire, afin d'échapper à une théâtralité fausse, faire comme s'il n'y avait personne ? Greuze, Chardin ou Millet ont peint des figures absorbées, ignorant à la fois le spectateur et le peintre lui-même. D'autres, comme Courbet, ont déplacé le peintre à l'intérieur de la peinture. Manet arrive alors, multiplie les allusions aux maîtres anciens (Vélasquez, Titien...) et brise le cercle de l'anti-théâtralité. Il invente le portrait-tableau en conjuguant deux genres que la critique séparait jusqu'alors : d'une part le tableau que l'on pénètre dans chacune de ses parties organiques, et d'autre part le portrait qui doit interpeller le spectateur. Le génie de Manet est là : il joue à la fois sur le face-à-face et sur la capacité du tableau à soutenir le regard du spectateur. D'où tant d'incompréhensions qui forment l'une des souffrances de Manet, décrites avec talent par l'auteur.
Mais il arrivait au peintre de procéder autrement : soit parce que son histoire personnelle avec le modèle vient de se modifier brutalement, soit parce que ce dernier n'a aucune importance. Premier cas, bien vu par Sophie Chauveau : la passion muette partagée avec Berthe est terminée, elle va se marier, et c'est le déchirant Portrait de Berthe à l'éventail de 1874 (Musée des Beaux-Arts de Lille). Le modèle ne regarde plus le peintre, Manet l'observe de trois quarts d'un trait à la fois net et léger, il s'attarde une dernière fois sur la finesse de ce beau visage énergique. Leur histoire est finie. Deuxième cas : le modèle n'a aucune importance, relation mondaine comme Marguerite de Conflans en 1875 (Musée des Augustins à Toulouse) dont le regard vague passe par-dessus l'épaule de l'artiste, ou la ravissante mais si superficielle Irma Brunner de 1880, traitée carrément de profil pour que son joli petit nez se détache bien de son chapeau noir à la mode. Sophie Chauveau ne mentionne qu'en passant ces seconds rôles mais n'en oublie aucun. Parmi les hommes proches de Manet, les analyses de ses relations avec Baudelaire, Zola, Pissarro ou Monet sont d'une remarquable clairvoyance. En définitive, Sophie Chauveau, qui a toujours été fidèle à son amour de la peinture et à son intérêt passionné pour les peintres, parvient ici à une fusion complète entre les deux lignes directrices de son inspiration. Cela donne un très beau roman dans lequel tout est vrai. Une prouesse.
Manet, Le secret. Editions Télémaque, 22 euros.
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