Georges Borgeaud, sous la direction de Stéphanie Cudré-Mauroux, La Bibliothèque des Arts, 256 p.
Je dois l'avouer : le nom de Georges Borgeaud (1914-1998) n'était qu'un de ces noms qui flottait dans mon esprit sans pouvoir le rattacher à quoi que ce soit de très précis. Je savais que c'était un écrivain helvétique. Et basta. Je sais maintenant qu'il a écrit un roman qui a marqué en 1952, le Préau, puis la Vaisselle des évêques en 1959. J'ai aussi appris qu'il avait eu le prix Renaudot en 1974 et le prix Médicis des essais en 1986. Bref, je commençais à comprendre qu'il avait été important en France, où il a vécu et où il est mort. Le beau texte de souvenirs de Philippe Jaccottet nous permet déjà de mieux comprendre le personnage et l'écrivain car les deux hommes ont eu de solides relations. La correspondance étoffée avec Charles-Albert Cingria nous fait découvrir un autre aspect de sa personnalité. Mais ce dont j'ai le plus honte, c'est de ne rien savoir ni de son travail de peintre, ni de ses écrits critiques. Heureusement, l'essai de Florian Rodari m'a éclairé avec beaucoup de pertinence. Il nous rappelle qu'il possédait une belle collection allant de Nicolas de Staël à Marc Chagall -, mais c'était une collection née de ses relations étroites avec les artistes non d'une passion maniaque de possession. Ce désir d'écrire sur l'art lui est venu au cours des années cinquante. Il produit des articles, entre autres, pour Les Nouvelles littéraires. Il n'a jamais eu la tentation d'être un chef d'école ni quelqu'un qui a défendu un courant contre un autre. Il a écrit sur les abstraits de cette période, en particulier Soulages, Bazaine mais aussi sur Albert Bitran. Et il n'a pas négligé certains acteurs connus de la scène artistique comme Picasso, Calder ou Giacometti. Et il n'a jamais eu d'autre désir que de sérer plus étroitement les liens qu'il avait avec la création, plus que de s'imposer comme un « critique influent ». En somme ce riche ouvrage, abondamment illustré, nous fait découvrir ou redécouvrir un homme singulier. L'ouvrage est passionnant et nous réserve sans cesse des surprises.
Le Baroque à Florence, « Carnets d'études » Beaux-arts de Paris Editions, 112 p., 25 euro
Quel dommage vraiment que l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris n'est pas constitué un musée comme l'Accademia di Bera à Milan sous l'égide de Napoléon ! Sans parler des morceaux de réception où l'on retrouve la trace des débuts de deux siècles d'artistes français, cette institution possède une collection magnifique de dessins de la Renaissance à nos jours. On n'en entrevoit quelque chose qu'à l'occasion de petites expositions toujours faites avec soin et offrant aux visiteurs la joie de belles découvertes et parfois plus encore. Ce cahier, qui fait aussi de catalogue, nous montre ce qu'a été l'esprit baroque à Florence. Déjà il faudrait s'entendre sur le terme « baroque », qui peut cerner une période de l'histoire de l'art, mais pas définir une seule entité stylistique ni un concept unique. La première chose qu'on peut comprendre est que le centre des choses s'est déplacé à Rome et que désormais Florence se trouve à la périphérie. De la création en Italie après en avoir été le centre : c'est Rome où tout se joue. Cela étant dit, on peut faire de belles rencontres parmi les artistes exposés, comme Francesco Curradi, Francesco Montelatici, Gregorio Pagani. Et Jacopo di Chimenti se révèle un créateur de grande valeur. Si tous ces hommes doués n'ont pas eu une résonance aussi grande que leurs pairs installés auprès du pape, ils n'en ont pas moins de qualité et de sensibilité, qui d'ailleurs se manifestent dans une optique assez éloignée de ce qu'on a appelé « baroque ». Le plus connu des artistes présentés dans cette exposition, Gianfranco Lanfranco, le montre parfaitement : ce n'est plus l'esprit de la Renaissance, mais ce n'est pas l'esprit dominant ailleurs en Italie. Florence n'en est pas encore à son déclin. Et cela nous incite à manier avec prudence certains mots !
Maurice de Vlaminck, Rueil-Malmaison, 128 p., 19 euro
Cette exposition de Vlaminck a le mérite d'embrasser la totalité de sa carrière et non pas sa seule période fauve. Bien sûr, l'Atelier Grognard n'est pas un grand musée et ne peut pas présenter les oeuvres les plus significatives venant de toutes les parties du Monde. Tout commence par son célèbre portrait de Guillaume Apollinaire et par son autoportrait. Une salle nous donne une idée juste de sa période « fauve » et de son compagnonnage étroit avec son ami André Derain. Mais, alors que Derain est prêt à se jeter dans de turbulentes de l'avant-garde picturale (en particulier le cubisme), Vlaminck revient un peu en arrière, se servant seulement de l'acquit de ces années de fièvre créatrice. En fait, surtout à la fin de la Grande Guerre, il va s'employer à peindre la France rurale, avec passion, toujours avec en tête (cela jusqu'à la fin) le modèle chéri de Vincent Van Gogh. Il développe aussi une vision sombre, parfois noir de cet univers encore peu dévasté par le progrès industriel. Ce qui manque beaucoup dans ce catalogue, c'est tout ce qui concerne l'écrivain. Vlaminck a bien illustré des auteurs comme Radiguet ou Duhamel, mais ce sont de rares exemples. Il écrit de nombreux pamphlets sur le monde de l'art de son temps mais aussi des ouvrages romanesques. Sa verve gouailleuse fait merveille et ses récits sont souvent divertissants même s'ils sont souvent aigres, sinon aigris. A force de prendre en grippe Picasso et la cohorte des artistes novateurs qui connaissent le succès, il finit par se ranger dans le camp le plus réactionnaire et ensuite dans celui de la collaboration (il participe au voyage dans le IIIe Reich organisé par Arno Breker). Après la Libération, comme Roger de La Fresnaye, il voit son étoile pâlir. Il n'a pas eu la chance de Derain qui a été amnistié grâce à la sottise des lettres qu'il a envoyées pendant ce périple à sa femme. Il faut retenir de lui quelques marines assez fortes et ses étranges paysages de neige, qui sont tout l'opposé de ceux de Monet. Le reste est une redite. Mais il avait fait le choix de ne plus aller de l'avant alors qu'il était parmi les plus doués de sa génération !
Désirs d'ici - Amours de Chine, Area, n°30, 206 p., 20 euro
Ce numéro nous montre une Chine qui n'est pas celle qui triomphe sur les grands marchés internationaux de l'art, mais qui a élu domicile en France. C'est une bonne idée, car leur nombre ne cesse d'augmenter. Bientôt, il n'y aura plus que des artistes chinois : un peintre dont j'ai fait la connaissance récemment, me disait qu'il y avait dix millions d'artistes dans son pays. Je lui ai dit qu'en Europe il y avait des pays qui avaient moins d'habitants, ou un nombre égal, comme la République tchèque. Au début Frédérique Le Gravenent et quelques autres auteurs ont fait un excellent vadémécum pour comprendre l'histoire des relations entre la France et la Chine. Comme toujours, la revue est un peu trop comble et la maquette n'aide pas tellement une chienne à retrouver ses petits. La maquette est peut-être un peu compliquée pour une revue d'art et n'offre pas non plus assez de points de repère. Pour le reste, c'est tout à fait intéressant et il est sûr qu'entre un texte d'écrivain, un texte de critique, des photographies d'oeuvres on finira toujours par trouver son bonheur et que ce numéro demeurera pour un moment une référence utile pour qui s'intéresse aux chinoiseries, comme les dames de la Cour du XVIIIesiècle.
Proverbes dramatiques, Madame de Maintenon, édition de Perry Gethner et Theresa Varney Kennedy, Classiques Garnier, 344 p., 49 euro
Ce volume est vraiment une surprise ! Sans doute l'épouse morganatique de Louis XIV est connue pour sa pitié envahissante et son désir d'en finir avec les jésuites comme avec les jansénistes. On lui attribue la révocation de l'Edit de Nantes, ce qui est sans doute erroné, mais qui peut tout de même être pris en compte : elle voulait un univers religieux débarrassé de toutes ses impuretés et de tous ses dangers sous-jacents, sa grande oeuvre a été la création de la maison royale de Saint Louis, le pensionnat des jeunes filles de Saint-Cyr, qui devait donne rune éducation parfaite aux jeunes filles. Petite fille d'Agrippa d'Aubigné, femme de Pierre Scarron, madame de Maintenon avait de qui tenir pour les lettres et surtout pour le théâtre. Il faut rappeler que c'est dans son institution et à sa demande qu'a été créée Esther de Jean Racine. Le succès énorme de cette pièce lui a d'ailleurs conseillé de ne plus renouveler ce genre de représentation. Elle a souhaité que ses pensionnaires apprennent plus de modestie et ne mettent plus en scène que ses propres petites scénettes, qui constituent ses Proverbes dramatiques : le jeu consistait à deviner le proverbe qui est amenée par les répliques des différentes protagonistes. Ans doute, les Proverbes dramatiques ne sont pas des pièces de littératures mémorables, mais des divertissements faits pour l édification et l'éducation morale des pensionnaires. Elles ont continué à avoir un certain succès au XVIIIesiècle, où elles ont été imitées et largement développées. En somme, cette femme d'exception a laissé une trace en diagonale dans l'histoire des belles lettres françaises.
Comment j'ai cessé d'être juif, Shlomo Sand, « Champs actuel », 144 p., 6 euro
Auteur de deux essais très discutés, Comment le peuple juif fut inventé ? et Comment la terre d'Israël fut inventée ? Shlomo Sand a sans doute condensé dans ce petit ouvrage le smilles et une questions qu'un Juif laïc peut se poser aujourd'hui. La question est si faste qu'il est bien difficile de la résumer dans un article tel que celui-ci. En effet, elle soulève tant d'interrogation et de débats qu'on ne sait pas comment prendre la chose. Déjà une première question : qu'est-ce qu'être juif ? Etre être né d'une mère juive, appartenir à une famille ou à une communauté ? Est-ce un héritage ? Un don divin ? Une charge ? Un poids ? Est-ce quelque chose qui se transmet ou qui se reçoit ? Je pense à Kafka, qui a passé sa courte vie à se demander ce que ce serait pour lui d'être vraiment juif. Il savait des choses à propos du sionisme, auquel son ami Maxi Brod a tenté en vain de le convertir (et il participait aux réunions du Cercle de Prague au café Arco, où tous les professeurs et hommes de lettres qui se réunissaient là l'étaient !), il avait découvert le théâtre yiddish venu de Pologne qui l'a enthousiasmé, il a écouté les récits de Jiri Langer converti au hassidisme. Malgré tout cela, il n'a pas fait un pas de plus que de tenter d'apprendre l'hébreu -, études qu'il a poursuivi à Berlin encore peu de temps avant sa mort, en vain. C'est sans doute ce qu'il raconte dans le Procès et dans le Château (entre autres choses). Shlomo Sand expose toute la difficulté d'être un juif laïc qui ne peut plus se reconnaître dans la religion (sinon par la culture qu'il en a) et qui a du mal à vivre, comme s'est son cas, en Israël, où tout est ambigu (il y a des Israéliens arabes, mais ceux-là ne sont pas traités tout à fait comme les « vrais » juifs. Sans doute est-on loin des idéaux des kibboutzim des premières décennies de ce pays. Et puis il y a la profonde transformation de la société israélienne avec la force des extrémistes religieux et le fantasme du Grand Israël (qui n'a jamais existé !). Bien sûr, ce qui s'est passé pendant la dernière guerre, en plus des persécutions séculaires, a contribué à métamorphoser encore plus l'image du Juif. En fait, il y a mille façons d'être Juif (ou juif !) de nos jours, mais toutes sont discutables et toutes douloureuses. Ce livre est passionnant car il oblige le lecteur à se poser toutes ces questions si embarrassantes et contradictoires. Mais le Juif laïc est sans doute celui qui se trouve le plus en porte-à-faux, il doit assumer pas mal de son passé hypothétique et n'a pas un avenir facile devant lui... En tout cas, il faut absolument se procurer ce livre, indispensable pour n'importe quelle discussion sur ce genre de sujet. C'est une mine d'intelligence et de lucidité.
Le Siècle de Baudelaire, Yves Bonnefoy, « La Librairie du XXIe siècle », Seuil, 272 p., 20 euro
Yves Bonnefoy est une figure incontournable de la littérature et aussi de l'histoire de l'art en France. On lui a dressé un monument depuis bien longtemps et les universitaires en ont fait leur héros. Il est vrai que quelques uns de ses livres ont fait date, je le reconnais. Ces textes épars et ces conférences laissent une impression double. La compétence et les connaissances profondes de l'auteur. Comme l'essentiel de ces études sont consacrées à Charles Baudelaire, ce qu'il peut dire de ce poète est parfois passionnant, et en tout cas intéressant. Mais il y a des limites, en particulier le discours où il enrobe ses propos de beaucoup de rhétorique pas toujours utile et qui fait perdre le fil de son histoire. Et puis, mon dieu, beaucoup de chose sont été dites et redites à ce sujet. La plus grande déception que j'ai eue dans ces pages, est sa lecture de la Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal. Là, on pénètre dans un long tunnel dont on ressort avec difficulté et sans avoir bien compris ce qu'il a voulu démontrer. De temps à autre, il y a de brillantes intuitions qui restent sans suite. Il fait trop de digressions, perd le fil de son sujet. Cela étant posé, il est certain que qui veut étudier Baudelaire et la littérature française du XIXesiècle y trouvera son compte, s'il a le courage d'affronter cette prose fuyante ! Et, quant à la fameuse lettre de Hofmannsthal, cela peut donner l'envie de la relirez sous un autre éclairage, ce qui est déjà une excellente chose. Mais Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé ne constituent pas une famille intellectuelle compacte et absolue en dehors de son esprit !
Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, Stefan Zweig, édition bilingue traduit de l'allemand par Olivier Le Lay, Folio bilingue, 209 p., 6,90 euro
Cette nouvelle qui compte parmi les plus belles de l'écrivain autrichien est l'étrange histoire d'une dame qui a tenté avec toute l'énergie du désespoir de sauver un jeune homme en proie à la passion du jeu. Elle consacré une journée de sa vie pour atteindre ce but, en tentant tout ce qui était en son pouvoir. Et son échec a marqué à jamais son existence. Zweig se révèle magistral dans ce récit qui dans son apparente simplicité est une méditation sur les vices qui ne peuvent jamais se guérir. Et les confidences de cette femme sont tragique car ce fut elle la principale victime de cette obsession ravageuse jusqu'à changer le cours de son existence.
L'Epinette amoureuse, Jean Froissart, édition de Nathalie Bragantini-Maillard, Classiques Garnier, 192 p., 29 euro
De Jean Foissart (vers 1337- 1404), nous connaissons surtout les Chroniques, qui nous font connaître les épisodes des débuts de la guerre de Cent Ans et une large part de l'histoire de l'Europe. On sait qu'il a été aussi service de la reine d'Angleterre Philippa de Hainaut, femme d'Edouard III. Après le décès de cette dernière, il a travaillé pour le roi Stanislas ou Jeanne de Brabant. Il a poursuivi la rédaction de ses Chroniques, mais a également composé un roman, Meliador (qui n'a été publié qu'à la fin du XIXesiècle) et une oeuvre poétique non négligeable. Les Lais amoureus de Nostre Dame et ses Rondeaux figurent parmi les ouvrages notables de la fin du Moyen Age. L'Epinette amoureuse (vers 1369), qui semble boucler la boucle des textes courtois, en est à la fois l'ultime feu, mais déjà sa remise en cause. Cet homme qui a croisé, semble-t-il, la route de Chaucer et de Pétrarque paraît être à la croisée des chemins. Dans sa belle traduction en français moderne, il suggère qu'un monde nouveau est en train de faire son apparition avec de nombreuses références au monde antique. C'est un véritable traité, une sorte de vadémécum de la séduction. Ce n'est pas un ouvrage galant dans le sens qu'on lui donnerait aujourd'hui, mais plutôt un guide qui forge les codes et les horizons de la relation amoureuse. C'est très plaisant à lire et aussi très révélateur d'un tournant dans la civilisation occidentale, quand on sait que sir Thomas Mallory va, plus tard, revisiter les cycles arthuriens de la Table Ronde. En art, on a parlé de « gothique international », ce qui n'est pas un terme heureux pour désigner ce passage du Moyen Age et de la Renaissance. Il faudra sans doute moins s'empresser de qualifier les période et plus s'attacher aux différences qui s'insinuent dans la pensée d'alors, comme c'est le cas dans ce livre qui reste malgré tout ancré dans la culture médiévale.
Nerval never mort, Nicole Benkemoun, « Celebrity Café », A.D.L.M., 448 p., 17 €
A priori, ce livre devrait me déplaire : ce côté décousu, effiloché, dispersé, cette écriture à la diable, ce mélange de passage narratifs et de citations, oui, voilà tout ce que, en règle général, je n'aime pas. Et puis l'autobiographie, telle qu'on la met en littérature aujourd'hui ne me chante guère. Je ne suis pas, on le sait, un chantre de l'écriture blanche ou du roman français bien policé. Et j'aime Céline avec passion -, mais là, c'est tiré au cordeau, en dépit des points de suspension et des ellipses continuelles. Mais j'ai commencé le livre et je l'ai poursuivi. Et je ne l'ai pas quitté. Je l'ai lu en deux jours. Avec ravissement, avec transport. D'abord, c'est moins ébouriffé qu'il n'en paraît au début. Certes, ce n'est pas du Nouveau Roman remis au goût du jour, loin s'en faut ! Mais ce n'est pas non plus ce genre de prose relâchée qui se veut décalée et moderne jusqu'au bout des ongles. C'est en réalité une drôle de fiction où l'auteur a montré comment la littérature est entrée dans son existence et ne la plus quitté, en particulier celle de Gérard de Nerval, qui est l'amour sans réserve de notre auteur. A mesure qu'on s'enfonce dans ce récit, on est de plus en plus captivé par ces bribes de mémoires qui forment une mosaïque fourmillante, une sorte de puzzle que l'on reconstitue par la pensée et qui nous tient en haleine. Le livre est comme un alcool fort et un grand cru hors d'âge, qui nous fait prendre la mesure d'un temps intérieur avec ferveur. Nicole Benkemoun est un auteur de valeur. Ce n'est pas tant sa connaissance profonde des faits et gestes de Nerval qui est fascinant, mais ce qu'elle est capable de nous en faire éprouver à travers sa propre expérience. « Nerval never mort », comme l'acteur Clémenti : c'est un train fou qui part et dont on ignore la destination. Et ce « voyage surprise » ne lasse jamais, n'ennuie jamais. C'est confondant, mais je dois reconnaître que j'ai trouvé que notre romancière a su bien tirer son épingle du jeu, avec élégance dans la forme (aussi chaotique qu'elle peut apparaître à première vue) et fougue, car il y a autant de raffinement que d'impulsion imprévisible par définition. D'autant plus que le livre est truffé de remarques pertinentes, à la manière d'un Montaigne moderne, qui médite sur tout ce que son passé lui a permis de glané dans l'histoire, les livres et ce qu'il a pu voir ou éprouver. C'est un livre à vous faire perdre le souffle qui est à mettre entre toutes mains car il n'est pas de ceux qui peuvent décevoir et qui peut donner l'envie irrépressible de se jeter à corps perdu dans les livres après celui-là.
Quand tout est déjà arrivé, Julian Barnes, « Folio », 160 p.
Julian Barnes est un écrivain assez irrégulier. Il peut frapper l'imagination et donc plaire avec un ouvrage aussi formidable que le Perroquet de Flaubert et se révéler quelconque dans certaines nouvelles. Ici, il nous relate avec bonheur l'histoire des aéronautes, ceux qui ont fait du voyage en ballon une raison de vivre, comme ceux furent le cas de Nadar, ou ceux qui l'ont pratiqué par goût et par défi, comme Sarah Bernhardt. Mais la troisième partie du livre, qui correspond à la chute d'Icare, perçue comme une chute intérieure, est bien décevante. Quand il joue avec les personnages et les événements il est brillant, drôle, plein de ressources, quand il s'avance dans les marécages crépusculaires de la métaphysique, il se révèle très décevant. S'il avait poursuivi dans le même esprit, il aurait su nous plaire sans discussion ! Et s'il avait parlé des profondeurs de l'âme (puisque, hélas, d'est de ça qu'il s'agit), il aurait pu traiter ce point dans une perspective comparable. Hélas, trois fois hélas.
Entre amis, Amos Oz, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, « Folio », 190 p., 6,40 euro
Ces nouvelles, parues en Israël en 2012, racontent l'existence des premiers kibboutzim. C'est un ouvrage nostalgique qui présente bien des points de vue, autant dans sa manière d'être écrit, un peu surannée, que dans la vision du monde qu'il offre, qui est bien loin de celle qui prédomine dans l'Etat d'Israël aujourd'hui. Les kibboutz nous ramènent à l'heure des premières colonies sionistes à l'époque où la Grande-Bretagne régnait sur la Palestine, à la déclaration d'indépendance et à la première guerre contre les pays arabes. L'idéal qui s'est ancré dans cette terre est à la fois socialiste et vaguement utopique. Les récits qu'on y trouve semblent parler de temps très anciens, franchement révolus. Et pourtant il faut résonner quelque chose de vibrant. Sans doute l'auteur n'exprime pas le regret de cette période difficile et de la vie âpre de ces pionniers. Mais il y discerne une volonté pure et un projet d'une grande valeur désormais perdue. Israël, en perdant cet esprit, s'est-il égaré ? C'est probable. Bien sûr, les sociétés évoluent, le contexte international a changé du tout au tout. Mais Israël y a perdu son âme en partie. C'est là un des beaux livres d'Amos Oz. Il fait comprendre comment les fondateurs de cette Nation gagnée au prix des larmes et du sang avaient peu à peu changer leur manière e penser et d'agir et que la politique avait déjà engagé ce pays dans une spirale infernale.
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