Parmi les innombrables commentaires suscités par la tragédie des assassinats de janvier 2015, je relève ceux de Sylvie Brunel, professeure à la Sorbonne, qui évoque l'état d'esprit des jeunes laissés-pour-compte du monde entier, pour qui l'Occident incarne à la fois un eldorado convoité et la Sin City « haïe par tout ce qu'elle porte en elle d'arrogance. » Mais au sein même de la cité pourrie, c'est la même chose : d'innombrables adolescents livrés à eux-mêmes, sans autres repères que ceux des médias et des réseaux sociaux, qui ne disposent ni du capital intellectuel ni des connexions sociales pour s'en sortir, n'ont guère accès qu'au « mode de vie kalachnikov. » (Le Monde du 16 janvier) Il se trouve que, déjà en 2007, le peintre Franck Longelin avait fait une analyse de ce type qui l'avait conduit à une démonstration matérialisée par la série de tableaux intitulée Exécutions picturales. Bien sûr, il n'y pas de commune mesure entre les terrifiantes « exécutions » criminelles perpétrées par trois djihadistes de nationalité française et les fantasmes peints par un artiste, mais tout de même...
Indiquons d'abord que Franck Longelin était un peintre abstrait de talent au début de sa carrière, chez qui j'avais noté, en avril 1989, « une sûreté de style qui ne trompe pas ». Quelques années plus tard, après s'être heurté à beaucoup de portes closes dans le monde de l'art, à beaucoup d'attitudes méprisantes de la part des décisionnaires en tous genres, il est passé à la figuration et s'est fait, peut-être malgré lui, le porte-parole des laissés-pour-compte des arts plastiques en France.
Ecoutons Franck Longelin situer sa démarche dans son contexte général : « Qu'un totalitarisme inspire des désirs de mort, c'est logique, les souffrances endurées sont telles ! Mais qu'une démocratie inspire un même type de violences extrêmes parce que des hommes s'y sentent désormais très mal (misère sociale, chômage, arrogance des pouvoirs et de l'argent, traitements inéquitables etc...) est une aberration ! » Retenons le mot arrogance, celui-là même qui est venu sous la plume de Sylvie Brunel. Les artistes en France n'en peuvent plus de l'arrogance des commentateurs spécialisés dans les grands médias, de l'arrogance des marchands, de l'arrogance des fonctionnaires des DRAC et autres FRAC qui les font attendre des mois et parfois des années avant de leur faire l'aumône d'une visite d'atelier qui n'est le plus souvent suivie d'aucun effet... Alors Franck Longelin a pris sa Kalachnikov sous forme d'un pinceau vengeur, et il a entrepris ses Exécutions picturales.
Le peintre a soigneusement reproduit les principaux décors construits pour les studios des émissions de télévision consacrées à l'actualité culturelle où il était question d'arts plastiques (mais toujours à propos des artistes consacrés, jamais pour faire découvrir de nouveaux talents). Et là, il s'est sans doute imaginé faisant irruption avec une kalachnikov car il en a donné le résultat visuel : les cadavres de nos animateurs vedettes et de leurs glorieux invités (qui sont toujours les mêmes). On peut voir ces tableaux, qui naturellement n'ont jamais trouvé une galerie pour y être exposés, sur son site dont je donne ci-dessous la référence. Il me semble que Franck Longelin n'a pas seulement exprimé sa révolte personnelle devant le mépris de ce que l'on appelle les Institutions : il a réellement soulevé un problème essentiel, que les très heureuses réformes initiées sous le ministère de Jack Lang en 1981-1983, en particulier en ce qui concerne la décentralisation, n'ont fait que commencer à résoudre. Aujourd'hui, nous ne savons toujours pas comment rendre visibles, simplement visibles, les travaux des artistes vivants. Jadis il y avait les salons. Il y en a toujours, mais privés de moyens, en particulier de lieux adaptés (le Grand Palais est dévolu, pour une unique courte période annuelle, à plusieurs salons à la fois), mais surtout, systématiquement ignorés par les journaux comme par les médias spécialisés. On voudrait croire que le cri de détresse lancé par Franck Longelin finira par être entendu. Mais par qui ? Par les arrogants qui tiennent, ici comme ailleurs, le haut du pavé ? On peut rêver...
franck-longelin.blogspot.com/
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