Initiative pleinement justifiée, pertinente, que diffuser le film documentaire de Stéphanie Valloatto et Radu Mihaileanu, Caricaturistes, fantassins de la démocratie, sur France 3, le 9 janvier à 22h45. C'était deux jours après l'assassinat monstrueux, traumatisant des dessinateurs satiriques (Cabu, Wolinski, Tignous, Charb) et d'autres membres de la rédaction de Charlie Hebdo, par des fanatiques terroristes...
Ce film était sorti en juin de l'année dernière, dans une grande indifférence et peu relayé par la critique. Ce qui n'est pas si étonnant, hélas, au vu de la mauvaise santé de la presse écrite et du dessin satirique, dont nous nous faisions l'écho dans une chronique (Honoré par sa liberté) du mois de mai, à propos d'une exposition sur Honoré Daumier dessinateur de presse satirique... Or l'excellent documentaire de Stéphanie Valloatto nous faisait, en compagnie de Plantu, rencontrer douze caricaturistes, dessinateurs de presse du monde entier, en butte à l'intolérance religieuse, à l'oppression politique, aux difficultés financières ou aux pusillanimités du rédacteur en chef. À toutes ces forces antagonistes, les vaillants petits fantassins de la démocratie résistaient avec les seules armes de l'esprit : le trait saillant d'humour, la saisie intuitive du non-dit (et de l'inter-dit), la mobilisation inventive de figures de rhétorique dans la mise en scène de l'image. Plus que de liberté d'expression, qui peut rester formelle (car on peut aussi affirmer librement des inepties), il s'agit là de pur esprit critique, de vigilance citoyenne. Dégonflant les postures mystificatrices, pointant les enjeux réels, dévoilant l'hypocrisie, tous ces créateurs s'attiraient d'autant plus de ressentiment et d'hostilité que leur langue, le dessin, possédait l'immense avantage d'être comprise par tous et tout de suite. Dessinateurs, ils rencontraient l'art graphique et le hissaient parfois à des pics de virtuosité (exemple : le trait minimaliste d'un Reiser, d'un Wozniak ou d'un Lefred-Thouron). Que tous ces talents réunis fussent violemment et régulièrement contrés par des forces réactionnaires et conservatrices d'envergure, voilà qui constituait malgré tout une reconnaissance. Une forme de reconnaissance indirecte, encombrante, périlleuse, mortelle parfois, mais une reconnaissance quand même... Mais le plus pénible, à long terme et en profondeur, pour ces fantassins de la liberté, reste l'indifférence. L'apathie des citoyens devenus consommateurs ou peu à peu démis de leurs responsabilités par une technocratie de spécialistes, l'intérêt moindre accordé à l'art du dessin satirique dans les journaux. Le gros de la troupe s'est éloigné de ces fantassins de la démocratie. Ce qui se traduisait, entre autres signes et avant les attentats, par une baisse régulière du lectorat de Charlie Hebdo.
Alors oui, il était temps de redonner à voir l'excellent film de Stéphanie Valloatto et Radu Mihaileanu et d'entendre les judicieux commentaires de Plantu, il était plus que temps de brandir des crayons dans les nombreux cortèges de soutien à l'hebdomadaire satirique...
Un autre film de circonstance : Les règles du jeu, un documentaire de Claudine Bories et Patrice Chagnard... Délocalisations, automation, compression de la masse salariale, croissance molle, robotisation tapent comme autant de coups de marteau qui enfoncent dans nos sociétés un clou énorme : le chômage. Et quand ce n'est pas le chômage, c'est de l'emploi partiel, précaire, des bad jobs comme on dit aux Etats-Unis... Les jeunes sans grande qualification se trouvent particulièrement touchés. L'État, pour les aider à trouver un emploi minimum, leur propose un contrat d'autonomie d'un an. Quand ils l'ont signé, ils s'engagent, contre 300 Euros mensuels, à suivre des stages « coaching » de cabinets de placement... En filmant de près Lolita, Kevin, Hamid, Thierry, jeunes prolétaires en quête d'emploi chez « Ingeus » (cabinet de placement agréé par l'État), les documentaristes ne montrent pas seulement le formatage de présentation auquel ces adolescents doivent se plier pour être « job ready », l'insidieuse aliénation consistant à « savoir se vendre » comme un outil, la recherche laborieuse qui débouche périodiquement sur un scepticisme fatigué, mais encore de mini-drames, parfois pathétiques, parfois comiques, vécus par des jeunes le plus souvent pleins de bonne volonté (ces grosses rides creusant déjà leur front...), devenus personnages involontaires et attachants d'une pièce de théâtre...
Comment faire entrer de force la pâte boursouflée du moi réel dans le moule rigide d'une fonction, d'un emploi ? En neuf courtes séquences, de leur regard bienveillant, Claudine Bories et Patrice Chagnard nous montrent aussi bien les doutes et lassitudes de ces jeunes demandeurs d'emploi que la patience et le dévouement des conseillers. Les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach comme musique d'accompagnement, des titres humoristiques donnés aux séquences, un éloignement progressif de l'immeuble où est situé « Ingeus » contribuent à donner aux spectateurs une distance en face de ce lourd problème de société. Mais, quand on sort de ce film de circonstance, une pensée fuse en soi : au final, les gens sont plutôt bien, c'est dans le système qu'il y a quelque chose qui ne marche pas...
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