En dépit de l'habitude, on peut rester toujours admiratif devant cette capacité de l'art théâtral à créer du sens, de l'émotion, de l'imaginaire à partir de rien ou presque. L'espace symbolique de la scène et un acteur peuvent être à la limite suffisants. Le « théâtre pauvre » de Jerzy Grotowski (1933-1999), pratiquement sans matériel, réduisait l'art dramatique à son essence la plus épurée, l'inclinant même vers un théâtre de chambre... Aujourd'hui, la restriction des moyens, la belle résistance des petites salles et le succès des « petites formes » prolongent, à leur manière, les réflexions du grand théoricien du théâtre. Trois spectacles actuels, d'esthétiques variées mais tous sobres dans leur moyens et puissants dans leurs effets, ont réactivé cette constatation qu'avec trois fois rien on peut faire théâtre, et bon théâtre.
Dans l'émouvant spectacle Correspondance avec la Mouette, Nicolas Struve (traduction, adaptation, mise en scène) a eu l'excellent propos de nous enchanter avec une partie significative de la correspondance entre Anton Tchekhov et une comédienne, Lika Mizinova, qui servira sans doute de modèle à la Nina de La Mouette. C'est au Théâtre Les Déchargeurs, jusqu'au 29 février... Juste un florilège de lettres échangées entre 1889 et 1900, mais quelque chose de doucement pathétique passe à travers ce brillant dialogue étiré par le temps et l'espace. La rencontre, l'attraction, les résistances, l'éloignement, les retrouvailles, puis l'amitié en deuil élégant de l'amour, et enfin la disparition : combien de spectateurs se retrouveront dans cette partition amoureuse dont le final est la perte ! Deux chaises, un tapis de feuilles blanches au sol, et deux comédiens expressifs (les gestes de David Gouhier, les mimiques de Stéphanie Schwarzbrod) qui disent, dansent, ou peignent sur les murs cette histoire d'une rencontre impossible (on peut évoquer le spectacle Lettres à Felice de Bertrand Marcos au théâtre de l'Atelier, cf. Verso Hebdo du 28/6/2018) avec, en prime de séduction, l'humour pétillant, la fantaisie de l'un et l'insolence mutine puis la gravité de l'autre. Comme ces petits riens nous disent beaucoup ! Comme ce théâtre sans apprêt ni apparat, juste par une formule, un silence ou une attitude, recèle en fait de trésors ! Sans doute nous fait-il ressentir le temps qui passe, et emporte inconsidérément toutes choses vers l'oubli, la disparition. En même temps, les trouvailles du style, les formules heureuses se gravent dans une roche d'éternité. Elles répondent à l'éphémère absurdité de l'existence par une pirouette insolente. Et qui ne s'oublie pas... Cette correspondance d'Anton et de Lika, c'est du pur Tchekhov !
Jusqu'au 22 février, toujours au théâtre Les Déchargeurs, Geoffrey Rouge-Carrassat, en véritable homme-orchestre, cumulait avec brio les fonctions d'auteur, de metteur en scène et de comédien dans Roi du silence. Une longue table, un grand bouquet de fleurs et une petite urne, c'est tout ou presque sur le plateau. Le personnage unique, un jeune homme au physique avantageux et aux cheveux très longs, revient des funérailles de sa mère. Il a posé sur la table l'urne contenant les cendres maternelles, et il s'adresse à « elle », rompant un pacte du silence qu'il avait signé avec lui-même quinze ans plus tôt, et avouant enfin son homosexualité... Ce « coming-out » s'accompagne d'un dialogue post-mortem par lequel l'acteur, ramassant ses longs cheveux sur sa tête et s'habillant en femme, va ressusciter sa mère et tous les blâmes comminatoires dont elle n'aurait pas manqué de le bombarder. À ces invectives attendues, le fils répond par la puissance voluptueuse assumée de son désir homosexuel. Paroles criées, mimodrames expressifs et mises en situation s'enchaînent. Geoffrey Rouge-Carrassat occupe remarquablement la petite scène du théâtre... Il rythme ses aveux et diatribes de percussions sur des plats d'argent, se livre à une danse lascive et joue de son physique androgyne sur un troublant transformisme. On dirait que tout ce bruit et cette fureur viennent rompre enfin la gangue de silence lourd, forcé qui enserrait le personnage. On peut toujours chipoter sur le style du texte, parfois emphatique dans ce contexte de deuil, sur quelques détails de mise en scène, mais il est difficile de ne pas applaudir à cette expérience cathartique, et surtout à cette fougueuse mobilisation de tant de langages scéniques avec si peu de matériel utilisé.
La littérature théâtralisée n'est ni évidente ni justifiée. Littérature et théâtre restent deux arts très différents et, si l'on veut adapter un recueil de nouvelles par exemple pour la scène, il faut inventer quelque chose, et transformer la contrainte en défi... Adapté par Xavier Jaillard, mis en scène par lui et Grégori Baquet, interprété en virtuose par ce dernier, Le K de Dino Buzzati joue au Théâtre Rive Gauche jusqu'au 10 avril et relève élégamment ce défi. Juste une volumineuse lettre « K » en bois clair sur le plateau, que le comédien va manipuler de multiples façons, un jeu d'éclairages ingénieux, et c'est tout ! Grégori Baquet interprète tous les personnages, crée les ambiances et, au-delà même de la lettre, fait passer l'esprit de Dino Buzzati, à savoir ce pessimisme réaliste et à la fois curieusement fantastique. Baquet adore Buzzati, il le porte seul sur scène et son enthousiasme passe la rampe. Quoi de plus ?
|