Comme tous les autres lieux culturels en France, la Maison de Balzac à Paris est fermée. J'avais eu le temps d'y voir l'exposition La Comédie humaine, Balzac par Eduardo Arroyo qui devait se poursuivre jusqu'au 10 mai. Arroyo nous a quittés en 2018 : il a pu apprécier l'exposition Dans le respect des traditions que lui avait dédié Olivier Kaeppelin à la Fondation Maeght en été 2017, mais il n'aura pas participé à cette modeste, mais passionnante, présentation de ses travaux autour de Balzac organisée par Yves Gagneux, directeur de la Maison, donc balzacien averti, mais aussi bon connaisseur de l'oeuvre d'Arroyo dont il a déjà présenté Une passion dans le désert, une série maintenant historique réalisée par l'Espagnol avec ses amis Aillaud et Recalcati en 1965. « L'écrivain français, écrit le commissaire, a tant fasciné Arroyo que ce dernier introduit dans son propre univers visuel aussi bien la figure de Balzac que certains personnages de la Comédie humaine. » Moi aussi, je suis fasciné depuis toujours par Honoré de Balzac, et je ne lui reproche pas sa vision de la critique d'art. Le sculpteur Wenceslas Steinbock manquait d'envergure et préférait les mondanités : « il avait beaucoup de succès dans les salons, il était consulté par beaucoup d'amateurs ; enfin il passa critique. » (La Comédie humaine, tome VI de l'édition de la Pléiade, 1960, p. 522).
J'ai assez rencontré Arroyo pour savoir que sa conception de la critique était à peu près la même : peintre, il était aussi écrivain et cette double qualité lui suffisait pour exprimer lui-même ce qu'il pensait de l'art et de la société, toujours avec un esprit critique terriblement aiguisé et un sens de l'humour inimitable. Dans cette exposition qui occupe deux petites pièces de la maison de la rue Raynouard, on trouve essentiellement des collages et technique mixte sur papier dont je retiens particulièrement Chef d'oeuvre inconnu, 2014, une oeuvre de 47 x 39,5 cm qui appartient à la Maison de Balzac. Lecteur de la célèbre nouvelle, Arroyo appréciait pleinement le comique de l'épisode central, nous raconte Yves Gagneux, « où trois hommes discutent passionnément du corps de la femme, tandis qu'ils n'accordent pas seulement un coup d'oeil à Gillette, jeune femme d'une merveilleuse beauté qui se tient pourtant tout près d'eux. »
On sait que le génial et malheureux Frenhofer, incapable d'arriver au bout de son tableau parce qu'il ne voulait pas que l'on voie sa « créature, son épouse » et se refusait à « déchirer le voile sous lequel il avait chastement couvert son bonheur » ne laissa finalement apparaître qu'un pied. Arroyo prend donc la place de l'artiste mythique et représente, sans ménagements, les épaules nues et les fesses d'une femme vue de dos. Rien de trivial ici (pas plus que chez Vélasquez ou Ingres) mais, tout comme le voulait Frenhofer, non pas une créature, mais une création. Les créations à partir de l'oeuvre surabondante de Balzac fréquentée par Arroyo depuis le lycée en Espagne se multiplient ainsi : Wilhelm Schmucke, Claire de Bauséant, Henry de Marsay... Arroyo les aime bien, à moins qu'il les déteste, comme le colonel Chabert, soldat aux ordres de Napoléon, le bourreau de l'Espagne. Sans compter les portraits de Balzac lui-même ou de ses divers intérieurs reconstitués. « Arroyo est le seul artiste à s'être intéressé à la fois à la figure de Balzac, à son mode de vie et à ses personnages » note Yves Gagneux. Cela résume les aspects intéressants d'une exposition que l'on souhaite voir rouvrir le plus vite possible.
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