Pour celles et ceux qui se souviennent encore de l'étonnante exposition La Fabrique des Images (en 2010-2011 au Musée du Quai Branly, commissaire Philippe Descola), tant admirée comme inépuisable gisement de réflexions, ouverture euristique sur le champ immense des images et de la représentation, mais parfois critiquée par son usage audacieux d'une classification procédant de l'anthropologie, alors sans doute l'exposition actuelle À toi appartient le regard (jusqu'au 1er novembre, toujours au Musée du Quai Branly), avec sa visée également réflexive, classificatrice et, tout de même, didactique, ici composée surtout de photographies (également de quelques vidéos, installations d'images) contemporaines, semble peu à même, par comparaison, de susciter autant de débats et de cogitations... Pourtant il faut saluer cette démarche, car en fait ces 26 artistes extra-européens réunis nous parlent souvent, en sous-texte, d'autres thèmes, en prise directe sur notre temps, que ceux qu'ils sont censés de leur démarche illustrer. De plus, il est bon de se rappeler ce fonds photographique du musée, avec ses 710 000 oeuvres, qui reste l'un des plus importants du monde ! Découvertes donc : lorsque le visiteur arrive, une plaquette lui est donnée, faisant réceptacle pour toutes les fiches sur les artistes qu'il pourra collecter à travers l'exposition. Et conserver éventuellement. La commissaire, Christine Barthe - responsable au musée de l'unité patrimoniale collections photographiques - a souhaité que ces artistes, méconnus, soient très bien présentés.
Le parcours de cette vaste exposition est organisé selon cinq questionnements ou thèmes : l'image est-elle un coup d'oeil arrêté ? - Se reconnaître dans une image - Les images se pensent par elles-mêmes - Histoire de paysages - Passage dans le temps. On notera que le subjectivisme intégral, affiché dans le titre de l'exposition, s'efface dans l'intitulé de certains thèmes. Si en effet « les images se pensent par elles-mêmes » (sic) et s'il est question de « paysages » par exemple, le regard, l'interprétation ne m'appartiennent plus totalement... Mais il est dit, dans la plaquette, que cette évocation « nous incite à traverser ces oeuvres contemporaines de façon libre et intuitive », et donc le visiteur ne doit pas se sentir bridé par cette classification supposée éclairante. De surcroît, la studieuse recherche d'un rapport entre le thème de la salle et les photographies des artistes s'estompe assez vite, et le visiteur se laisse prendre par un voyage dans 18 pays d'Afrique, d'Asie, des Amériques et d'Océanie. S'il peut éprouver de prime abord le sentiment un peu désagréable que la manière, la rhétorique de l'« art contemporain », ses routines discursives, son emphase conceptuelle ont envahi la planète aussi vite que la mondialisation capitaliste, il n'en sera que plus attentif aux différences thématiques parlantes, significatives, qui affleurent peu à peu : effets des régimes coloniaux, post-coloniaux (Guy Tillim, Heba Y. Amin), de leurs représentations (Ho Rui An), des conflits locaux récents (Jo Ractliffe, Dinh Q. Lê), traces de l'Histoire coloniale (Santu Mokofeng, Katia Kameli), exportations culturelles (Che Onejoon, Alexander Apóstol), urbanisation sauvage (Lek Katsirikajorn), réappropriation identitaire (Brook Andrew, Yoshua Okón). Pour qui sait bien les observer - et justement ces jeunes artistes ont souvent un regard et, pourrait-on dire, un « métaregard » -, les images disent bien plus que ce qu'elles montrent de façon patente. S'il fallait s'en convaincre, il suffirait de suivre les éblouissantes démonstrations de l'artiste singapourien Ho Rui An qui, partant juste du thème, des représentations de la... sueur ( !) du personnage occidental dans les films, majoritairement hollywoodiens, se passant dans les (ex)colonies, montre avec brio les relations d'influence entre images et pouvoir. Il ne s'agit pas seulement de théorie critique de l'art, mais d'une performance, tant l'ironie cinglante du commentaire constitue à elle seule un fait esthétique.
Cette exposition tirait, précisons-le, son titre d'un texte de l'écrivain allemand August Ludwig Hülsen (1765-1809) qui, décrivant son expérience personnelle des chutes du Rhin en Suisse, notait la capacité de l'oeil à recomposer une unité dans un paysage étranger, perçu d'abord par fragments ; d'où la phrase : « À toi appartient le regard et à toi appartient la liaison infinie entre les choses ». Donc une problématique psychologique sur la perception, acte éminemment complexe. Alors cette exposition aurait pu se cantonner à n'être qu'une intéressante proposition de plus d'art contemporain, réflexif et conceptuel, par le biais majoritaire de la photographie. Une exposition didactique de plus également... Mais les nations, auparavant colonisées, représentées ici par leurs photographes et plasticiens, furent marquées de tragédies, de drames collectifs. Et cette mémoire troue, déchire, et en tous cas transcende des interrogations pédagogiques assez convenues. Dans maintes photographies ou documents proposés, cette contestation s'exprime, de façon subtile, latente, ironique.
La contestation est une pique, l'ironie une clairvoyance. Au-delà de leurs interrogations, bien des photographies révèlent ici une piquante lucidité.
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